L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Dieu déteste les lâches

Septembre 2016 » Contributions externes » Par Julien Bouthillier, collaboration artistique

           Il répandait sa semence avec une moissonneuse-batteuse rouge sang. Doigts noueux sur le volant, cheveux fins et emmêlés, regard vacillant. Mon oncle. Ses terres étaient gorgées d’eau et de vers.  

           La ferme a fini par être démantelée. Il s’est installé chez nous. Le petit village devenait banlieue. Les vaches à l’abattoir, les arbres à la scierie, les champs sous le ciment, les fermes remplacées par des maisons blanches. Il est descendu dans le sous-sol de la nôtre. Sa sœur - ma mère - avait peur de lui. Mais elle l’a laissé s’installer chez nous quand même. À l’époque, ça semblait normal.

        Il avait autrefois été beau, qu’on disait. Il l’était encore, d’une certaine façon, mais la vie a une façon de pourrir la beauté. Ses tripes étaient une masse enchevêtrée et meurtrie. Depuis toujours, des ulcères lui couvraient l’estomac, l’envoyant périodiquement mordre les  tapis de douleur. Je restais là avec mes Legos à attendre le jour où toutes ces plaies allaient percer son estomac et fendre sa chair blafarde, faisant éclater la vérité au grand jour comme un abcès crevé, brillant et vide. Mais ce moment n’arrivait jamais. Son sang et sa sueur avaient fini par tout tacher – mais ce qui ne laissait pas de taches était encore pire.

        Il mangeait à peine, flottait dans ses chemises et vestons élimés. Il s’en moquait. Il continuait. Je le trouvais parfois portant les robes de grand-mère, installé devant la télévision, appelant des gens que je ne connaissais pas. Des fois, je portais ces robes aussi.

         Plusieurs fois la mort semblait prête à le réclamer, mais il s’est toujours relevé, un peu plus tremblant, un peu plus essoufflé, mais jamais amputé de ses désirs. Mon oncle, intéressé par rien, ennuyé par tout, n’avait qu’une seule envie : séduire. Non, posséder. Posséder, même au prix des efforts les plus ridicules et vicieux, pourtant toujours couronnés de succès, d’une manière ou d’une autre, aussi improbable que cela puisse paraître.

        Il avait une maladie me disait mon frère, avec un regard entendu.  

           Il passait d’une à l’autre avec brusquerie et violence, et j’étais juste assez vieux pour comprendre ce qui se passait à l’arrière de la voiture, au sous-sol, dans la grange… Elles étaient jeunes, vieilles, muettes, volubiles, obèses, rachitiques… Elles revenaient rarement plus d’une fois de suite. Tout le monde finissait par savoir – elles-mêmes n’étaient pas dupes - mais personne n’agissait. Il avait la perverse efficacité d’un homme qui sent ses jours comptés et sa mission sur terre incomplète. Il prenait, il saisissait, il crachait.  Ses yeux rougis de fatigue brillaient de haine – dont il se réservait pour lui-même la plus grande part.

           Deux jours après mon huitième anniversaire, mon oncle est descendu au sous-sol avec une femme qui m’a donné un sac de bonbons. Une heure plus tard, le sac était vide et la femme est sortie de la maison d’un pas rapide, sans me regarder cette fois. Puis c’est lui qui est remonté, les yeux presque sortis de leurs orbites, le souffle court, les mains agitées de spasme. Il m’a regardé pendant un très long moment, moi, minuscule sur le plancher, les lèvres collantes de sucre. Soudain le petit cactus en pot traînant près du téléviseur volait en mille morceaux à mes pieds. Un morceau m’a entaillé la jambe, mais j’étais trop stupéfait pour même pleurer. Mon oncle est tombé à genoux, a ramassé la terre entre ses doigts tremblants et l’a mangée, mastiquant bruyamment, une salive brunâtre coulant sur son menton.

          Sa moisson devait toujours être arrachée par la racine, couverte de gros sel. Une cicatrice écarlate sur une terre grouillante de vers. La maison tremblait sous ses pas et hurlements, mais c’était les pas d’un condamné et les hurlements d’un mort.    

          Il les payait ou ne les payait pas, comment savoir, et cela devait avoir très peu d’importance pour lui, cette distinction, quand tout son corps vibrait de désir et de ressentiment. Ma mère insistait pour qu’il tienne ces choses loin de moi et quand elle m’utilisait ainsi comme argument pour la quiétude du logis, je voyais quelque chose comme d’horrible trembler dans ses yeux, comme une vérité que j’aurais été encore trop jeune pour saisir. Je me suis longtemps dit que ça aurait pu être elle à sa place, et lui à la sienne.

      Mon père ne disait rien – toujours en voyage d’affaires. Ça lui convenait très bien ainsi - il n’avait pas à me voir. On dit aux enfants que c’est jamais à cause d’eux, mais les enfants ne sont pas idiots, ils finissent par comprendre. Je saignais du nez tous les soirs, à 23 h 17 précise, c’est difficile à croire, mais c’est vrai. Ma mère a essayé de me faire jeter mon ourson en peluche, parce que j’étais trop vieux, mais surtout parce que je l’avais couvert de sang.

            La bibliothèque était dans le sous-sol. Je devais donc me confronter à mon oncle quand je voulais récupérer un livre – le sous-sol au grand complet était son antre. Je collais mon oreille à la porte, épiant un son qui trahirait sa présence et celle d’une autre; les avertissements et menaces de ma mère n’avaient que peu d’effets sur lui. Quand il était seul, je pouvais souvent le voir étendu sur le plancher, les ongles noircis, l’écume aux lèvres, le torse dénudé soulevé par une respiration irrégulière. Il avait en permanence un râle coincé au fond de la gorge, comme si quelque chose s’y était coincé, un fruit qui aurait fini par pourrir à l’intérieur de son œsophage. Quand il ouvrait la bouche, je voyais plein de petits points blanchâtres à l’intérieur de ses joues, sur sa langue et ses gencives. Ses dents ressortaient, blanches et obscènes, et je me demandais comment quelqu’un comme lui réussissait à maintenir une dentition aussi propre.

          Un jour mes oreilles m’ont trompé. J’ai ouvert toute grande la porte du sous-sol et l’ai surpris avec Andréanne, qui avait corrigé toutes les fautes d’orthographe dans ma partie du travail d’équipe « Résumez les 3 principales causes de la Révolution française ». Andréanne étendue sur le canapé, lui étendu sur elle. Je ne suis plus jamais redescendu au sous-sol après ça.

          Le jour de Pâques, il avait crié dans la rue toute la matinée, le visage ensanglanté par les coups qu’il s’était donnés. Mes parents étaient partis en voyage avec mon frère : hors de question que je vienne avec eux, bien sûr. J’ai appelé mon grand-père, son père, qui est arrivé dans sa vieille voiture des années 40. Il est parti d’un pas précipité vers son fils, affalé à moitié sur le trottoir et à moitié dans la rue, et l’a giflé. Mon oncle est devenu tout silencieux à ce moment, il a même baissé les yeux. Son père l’a relevé sans ménagement et l’a poussé jusqu’à chez nous. Je leur tenais la porte ouverte, croyant bien faire, et c’est là que mon grand-père m’a regardé, mon grand-père qui a entendu beaucoup de coqs crier, mon grand-père qui a survécu à une guerre, il m’a regardé avec le plus profond mépris qu’il est possible à un homme de montrer, et alors il a penché sa tête et a craché, un affreux mollard qui a recouvert mon pied nu, puis il a poussé mon oncle jusque dans le salon, m’a dit de ne pas le laisser sortir et est reparti.

          Mon oncle et moi sur le fauteuil :

Nous parlons d’embuscades, de pièges, de comment faire tomber un homme dans un fossé rempli de pieux, et nous rions, nous rions, c’est un bon moment que nous vivons et ils sont rares, mais en voilà un et quand il me regarde ce n’est plus les même yeux et pour un instant je peux oublier tout ce qu’il a fait, pour un instant je peux oublier mon nom et alors nous rions, encore plus fort, et mon oncle sort son pistolet, une vraie antiquité qu’il emmène emmène parfois au champ de tir, il pose le canon sur sa tempe et me dit en riant d’appuyer sur la détente et il rit, il rit, ça sort de sa gorge et se coince, ça devient une éructation, l’écume est au bord de ses lèvres, le sang aussi, et il rit à en pleurer. Il pose ma main sur la crosse, mes doigts sur la détente, et il me demande d’appuyer à nouveau et il doit s’y prendre à quatre reprises tellement il rit, l’acier est froid au bout de mes doigts et je ne ris plus.

Le revolver est tombé sur le sol. Mon oncle a soupiré et est allé passer quelques appels. Bientôt la caissière de l’épicerie et lui étaient dans la cour arrière, derrière l’arbre dans lequel mon frère a construit sa cabane. J’ai caché le revolver sous le fauteuil et j’ai lu des bandes dessinées. Je n’ai jamais rien dit à ma mère.

Dans le noir, mon oncle s’est penché sur moi et m’a murmuré : « Dieu déteste les lâches. »

Il m’a montré comment enfourcher mon vélo, pas mon père.

Un jour mon père est parti, et ne m’a plus jamais adressé la parole.

Mon oncle a souri à ma mère, et elle est partie aussi, sans explication, avec mon frère. Ils n’avaient pas l’intention de revenir.

J’avais 17 ans. Je pensais aux filles. J’ai donné rendez-vous à Marie dans la forêt - loin de mon oncle. Nos bottes étaient sales. La neige avait fondu et transformé les petits ruisseaux en torrents boueux, qui coulaient férocement de part et d’autre du sentier.  J’y ai mis le pied par accident. Marie était malade; ses yeux étaient fatigués. Elle voulait m’étrangler, j’ai dit oui, et dans ma tête suspendue flottait l’image de mon oncle, la langue pendante, l’haleine sanglante, un fruit pourri coincé au fond de sa gorge.  

Je suis tombé à quatre pattes et j’ai vomi dans la boue comme un chien. J’ai cru reconnaître la forme d’un serpent empalé sur une branche pointue. À présent, je comprenais.

Ce soir-là, j’ai regardé un film.

Je dois terminer ici mon histoire. Je ne peux en dire plus – tant et si peu à dire.

Son nom, je ne peux le révéler à quiconque.

Car si je le fais, tous sauront.

Sauront qui je suis.