Félix Leclerc
Raymond, son mari, est un animal aux habitudes bien ancrées. Tous les jours, il s'éveille à la sonnerie de la cafetière programmée la veille. Tous les jours, il déjeune d'une toast à la confiture. Elle assiste à la scène, passive. L'odeur du café se répand dans la modeste cuisine. Elle l'écoute parfois, lorsqu'il lui décrit les réunions prévues pour la journée, les clients à rencontrer. Tous les jours, il part à 7 h 45 précisément, non sans lui avoir prodigué une bise froide, sur le front. Si elle n'était pas certaine de son départ chronométré, elle s'impatienterait. Mais il est fiable comme une montre suisse, alors elle attend.
Dès qu'il referme la porte, elle se précipite vers le patio qui donne sur la cour. Dès que la berline hors de prix de son mari s'élance sur le boulevard, elle ouvre la porte. Comme chaque matin, il est là.
Il s'appelle Félix. Félix Leclerc, comme le poète et chanteur. Il n'y peut rien, on ne choisit pas. Lui aussi épiait le départ du mari. Dès qu'elle lui ouvre l'accès, il entre, se précipite sur elle.
Elle a ressenti un peu de honte, au début. Lui si jeune, si fringant, à peine contrôlable. Un adolescent, tout au plus. Pourtant, le temps lui a fourni les raisons nécessaires. Ce mari routinier, d'une monotonie écrasante, c'est sa faute, après tout. Elle a besoin de chaleur, qu'on s'occupe d'elle, elle cherche avidement cette affection que l'époux ne lui offre plus.
Ce qu'elle apprécie, par-dessous tout, c'est la passion de Félix Leclerc, ses yeux magnétiques, cette théâtralité qu'il déploie dans les caresses. Il est là, à ses pieds comme un courtisan, l'embrasse par-dessus ses pantalons, la regarde plein de désir. Son appétit d'amour est insatiable. Jamais comblé, il la cherche, la mordille, baise ses pieds, ses mollets, veut remonter. Il gémit, la regarde encore, appelle ses mains. Elle sourit, en femme d'expérience, elle calme ses ardeurs, toute la journée leur appartient, rien ne presse.
Elle a commencé ces petites incartades il y a quelques semaines déjà. Elle l'observait souvent, par la vitre de la porte coulissante, alors qu'il s'affairait au jardin. Raymond, s'il avait su... Puis, un mardi, les regards ne lui offrant plus la satisfaction des premiers échanges, elle avait entrouvert, lui avait fait signe de venir. L'air s'engouffrait dans son déshabillé matinal. Ses longs cheveux raides tombaient sur ses épaules. Félix Leclerc ne s'était pas fait prier, il avait accouru.
Tous les jours où c'était possible, elle le gardait ainsi jusqu'en début d'après-midi. Puis, ils devaient se séparer. Il arrivait parfois que Raymond rentre plus tôt. Aujourd'hui cependant, elle hésite. Félix Leclerc s'est endormi contre elle. Elle passe ses doigts sur son corps dont elle sent la tiédeur rassurante. Sa respiration égale, ce bonheur dont tout son air juvénile est empreint, elle n'ose le réveiller. Le bruit des roues de la berline écrase le gravier et la secoue, soudainement. Vite, elle saute en bas du lit. Félix Leclerc, un peu étourdi, comprend aussitôt que c'est fini, qu'il doit partir au plus vite.
Juste à temps, elle referme la porte coulissante, alors que Raymond entre par devant. Elle n'a que le temps d'apercevoir, du coin de l’œil, Félix Leclerc qui s'étire en bâillant, avant de se coucher dans sa niche.