L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

L’appendice

Mai 2016 » Culture » Par Hélène Laforest, collaboratrice artistique

Ce matin-là, Ulgar se réveilla avec un quatrième bras. La nuit qu’il venait de passer avait été particulièrement mouvementée (l’absence totale de draps sur le matelas pouvait en témoigner, de même que le marécage de sueur qui s’y était formé, en forme de grosse blatte), mais cela ne l’empêcha pas d’être frappé de stupeur en découvrant ce nouveau membre sous la douche.

« Ah non, pas encore... », songea-t-il en se rappelant le moment où, dix ans plus tôt, il lui était poussé un troisième bras. Il avait cru ce phénomène passager et, ayant préféré taire l’apparition inopinée, était parvenu à joindre, à fusionner à l’aide de maints bandages très serrés son bras gauche formé avant sa naissance avec cet intrus légèrement plus petit. Par la suite, il s’était forcé à prendre du poids, ou plutôt à en reprendre, car il venait de littéralement fondre. Personne ne fut réellement surpris de le voir graduellement redevenir une sorte de masse molle, mais la déception de son entourage était infinie. Cela lui assurait une protection suffisante : nul n’allait oser commenter son apparence physique et encore moins le fait que ses bras n’étaient pas symétriques dans leur immensité. Cependant, les bandages limitaient ses mouvements. Il s’était imposé cet handicap, de même qu’il avait renoncé à jamais à l’idée de consulter un médecin pour quelque problème que ce soit, car celui-ci découvrirait la supercherie aussitôt et Ulgar en serait très embarrassé. Heureusement pour lui, à force de contraintes, ses deux bras joints s’étaient tant atrophiés qu’ils étaient presque redevenus symétriques.

À vrai dire, il avait fini par presque oublier ce qui lui était arrivé, comme si cela n’avait été qu’un mauvais rêve ou une hallucination. Il s’était raconté si souvent que l’origine de ce bandage était un brutal accident de tennis. Il avait créé cette histoire de toutes pièces, de peur de devoir s’expliquer si quelqu’un venait à apercevoir la gaze, et il se l’était tant répétée qu’il l’avait intégrée à ses propres souvenirs et à sa propre réalité. Il ne défaisait, ne changeait jamais le bandage, comme s’il eut fait partie de son épiderme. Parfois, il en ajoutait des couches s’il lui semblait que ce n’était plus suffisamment serré. De ce fait, il n’était jamais exposé à la vérité qu’il fuyait.

Ce matin-là, cependant, il ne pouvait plus se mentir. Cette fois, le bras envahissant lui était apparu dans le dos. Comme ce membre-ci était dépourvu d’os, il aurait pu se bander le torse pour tenter de l’aplatir, mais ce bras était agité par une certaine révolte et frétillait en tout sens. Il n’avait aucun contrôle sur lui, bien qu’il lui semblât que sa propre panique exacerbait la frénésie de l’importun appendice. Il parvint à l’immobiliser d’une solide poigne.

Courroucé, Ulgar se précipita hors de la douche. Trop préoccupé et trop pressé d’en finir, il ne se rhabilla pas, fonça vers le garage. Il saisit la première scie qu’il trouva, même si elle était fortement rouillée, et dirigea l’instrument vers son bras-tentacule sans vraiment pouvoir le viser, sa proie toujours en main. La lame traversa la chair sans causer de douleur à Ulgar, mais il ne parvint pas à tout trancher tant le parasite s’agitait (aussi n’était-il pas complètement accessible de par son emplacement). Il laissa tomber, retira la lame. Il ne lui restait plus qu’à espérer que l’intrus succombe à cette blessure.

Il vécut le reste de sa journée à peu près normalement, même s’il sentait le morceau de chair se débattre dans son dos. Il avait choisi de rester torse nu afin de lui laisser toute la liberté possible pour agoniser (et surtout pour ne tacher aucun de ses chandails). Au bout de quelques heures, tout mouvement avait cessé, mais Ulgar sentait qu’un fardeau plus pesant qu’auparavant le tirait vers l’arrière. Il se dit que ce n’était que le poids de la mort qui s’était ajouté à celui de la masse. Ou alors son dos s’épuisait, tout simplement. Il ne se posa guère plus de questions.

Au moment de se coucher, il fallut qu’il prît une décision (Ulgar avait toujours préféré dormir sur le dos, ce qui n’était plus possible dans cette situation). Malgré l’horreur que cela lui inspirât, il tenta d’attraper l’extrémité du bras (il comptait, en tirant dessus, déchirer le dernier bout de chair qui l’attachait encore à lui). Au lieu d’être froide comme il l’avait imaginée, la peau était brûlante. Il découvrit aussi rapidement que la plaie s’était transformée en bouche (c’est du moins ce qu’il imagina lorsque des dents pointues se plantèrent dans sa main et partirent avec une bouchée de lui.)

Quel estomac infernal allait digérer sa substance? Irait-elle directement dans le sien par l’entremise d’un lien obscur? Il lui sembla soudain qu’il avait moins d’énergie (il oubliait la baisse d’adrénaline qui s’opérait dans son organisme autant que le fait qu’il était éveillé depuis 20 longues heures). Il s’imagina dévoré en entier (organes en moins) par la gueule parasite, digéré par son propre estomac, que s’approprierait ensuite la bête. Celle-ci se génèrerait un corps à partir de ses restes et partirait explorer le monde, dévorant peut-être aussi sa mère et sa petite sœur.

Il fallait freiner cette abomination. La vaincre.

Il retourna dans le garage, s’empara d’une pelle et se donna des coups dans le dos. Certains atteignaient la créature, d’autres lui laisseraient, à lui, des séquelles permanentes. Après une dizaine d’impacts, quelque chose saisit la pelle. Le bras-tentacule, qui s’était grandement allongé au cours de la journée, s’enroulait autour de la plaque et la tenait fermement. Ulgar laissa tomber, lâcha le manche. La pelle tomba au sol.

Il rentra se recroqueviller dans son lit (il n’avait pas remis les draps, mais s’envelopperait de vide et de froid à défaut d’autre chose), songeant aux coups qu’il avait réussi à assener à la nuisance, aux bouches qui prendraient la place des nouvelles plaies créées. Il se disait que n’importe quel être serait plus efficace que lui pour la dissocier de son corps (dans la mesure où cet être serait extérieur à lui). Mais Ulgar était seul. Les quelques amis qu’il avait eus étaient des partenaires de sport qu’il avait rencontrés dans sa volonté de revoir ses os saillir sous sa chair. En redevenant obèse, rien que pour mieux dissimuler son troisième bras, il avait eu trop honte de son échec, avait préféré ne jamais les revoir. Quant aux nombreux membres de sa famille, la plupart habitaient dans des pays lointains. Sa mère vivait à quelques coins de rue de chez lui, mais il était hors de question qu’elle le voie dans cet état. Il doutait que l’on puisse survivre à un tel choc, surtout avec la fragilité qui caractérisait sa douce mère. Il préférait l’imaginer chagrinée par sa disparition qu’horrifiée irrémédiablement par sa transformation. De toute façon, il y avait longtemps qu’elle n’avait plus la force de tenir une hache, et il aurait eu beaucoup trop peur que la créature s’en prenne à elle. Ainsi Ulgar était-il seul (sans l’être tout à fait, d’où le problème), ressassant son impasse et sa solitude.

Ce qu’il ignorait, c’est que le tentacule s’alimentait de ses craintes, de ses pensées angoissées. Sa circonférence croissait et Ulgar ne serait rapidement plus en mesure de se tenir en équilibre sur ses pieds ou même de sortir de son lit.

Il ne trouva le sommeil que lorsque son cerveau n’eut plus la force de faire tournoyer son tourment dans tous les sens. Pour la première fois en 40 ans, il s’endormit sur le côté, dans une position fœtale.

Le matin suivant, Ulgar se réveilla au chaud. Sans même prendre le temps de réfléchir ni même d’ouvrir les yeux, comme si la nuit lui avait porté conseil, il défit chacun des bandages qui reliaient son bras gauche à son second bras gauche. Il regarda ce dernier, chétif et noirci, tomber de lui et rouler jusqu’en bas du lit. Le choc le brisa en divers lambeaux et ossements desséchés. Vu son état avancé de putréfaction, il était évident qu’au moins deux années s’étaient écoulées depuis la perte, la mort de ce membre qu’il n’avait pas su aimer. Ce fut pour lui à la fois un soulagement immense et une humiliation complète. La peau de son autre bras bandé avait pris une teinte grise et de mauvais plis, mais il la sentait déjà se regonfler de vie. Il était heureux.

Oui, Ulgar s’était réveillé au chaud au lendemain de cette crise. Pourtant, rien ne le recouvrait, si ce n’est que de très larges plumes crème et une grande aile déposée contre lui. Son appendice, qui s’était dédoublé durant la nuit, avait pris une forme nouvelle, plus mature et plus noble.

Il aima sa douceur. Il caressait chaque plume en se rappelant sa colombe Tristelle que, dans un élan de vengeance, par une nuit très froide, sa petite sœur avait jetée dehors et qu’il avait retrouvée quatre jours plus tard dans son carré de sable, la tête en moins (probablement dans l’estomac d’un chat). Il n’avait jamais voulu d’un autre oiseau.

Cette réminiscence n’avait rien d’un hasard. L’appendice, toute la nuit, s’était nourrie de ce souvenir d’enfance, ayant découvert en lui le moyen le plus sûr de faire taire la fureur d’Ulgar et de le séduire.

Les ailes immenses le réconfortaient et pansaient en lui cette vieille blessure. Il cessa de redouter la vie intruse qui s’était insinuée en lui et l’accueillit comme sa seule amie, comme une seconde mère (il savait qu’il ne pourrait jamais plus revoir la première). Cette présence lui semblait maintenant si ravissante, si exquise, si nécessaire. Il lui demanda pardon d’avoir tant voulu la détruire. Elle resta silencieuse, mais il crut déceler dans un mouvement d’aile l’absolution recherchée. Cela lui suffit.

C’est empli d’un sentiment de gratitude qu’il se vit traverser la fenêtre restée ouverte. Ulgar observa sa maison devenir de plus en plus petite tandis que la créature l’emportait dans le ciel, lui placé derrière elle comme un bébé que l’on porte. Cette cabane un peu vieille, ce cher refuge de sa solitude lui manquerait. Mais il avait toujours rêvé de voyager.

Il ne sut jamais quel visage monstrueux s’était formé entre les deux ailes.