L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Piste de solution pour repeupler la forêt

Mai 2016 » Culture » Par Hélène Laforest, collaboration artistique

La cerise roule, et roule, et roule sur le tapis beige sale de l’entrée. La porte, lourde, s’ouvre d’un coup sec et, en se refermant tout aussi sèchement, croque la cerise. Les deux moitiés roulent, et roulent, et roulent, l’une sur le tapis beige sale de l’entrée, l’autre, vers l’inconnu, dévalant les quelques degrés irréguliers de l’escalier du vieux balcon. Le vent tourne et retourne cette moitié égarée (celle qui est dénuée de noyau), la roule, et la roule, et la roule dans la poussière des jours ordinaires comme une confiserie dont se délectera, un peu plus tard aujourd’hui, un oiseau malade qui mourra demain. Quelques gouttes coulent de la moitié de cerise comme des perles sanglantes et non pas roulent, et roulent, et roulent, mais s’étalent, se diluent dans la rosée, la rendent réellement rose, cette rosée, et nourrissent la terre et toutes ses racines assoiffées, lui fournissent de précieux nutriments.

Et le noyau, dans l’entrée, sur le tapis beige sale, à demi exposé dans le cœur de la demi-cerise restée au chaud dans la maison, ce noyau s’amenuise, s’assèche, transfère ce qui lui reste d’eau à la chair de cerise, qui devient flaque grumeleuse. Et le noyau s’extirpe de sa prison de chair et roule, et roule, et roule jusque sous le porte-manteau, se cache derrière les manteaux qui touchent presque terre.

Un homme monte l’escalier de bois qui le mène à la lourde porte, ouvre celle-ci. Lui et ses souliers où perle une généreuse rosée entrent dans la maison, sur le tapis beige sale. La main droite de l’homme dépose dans le porte-parapluie, qui est au centre des manteaux, le parapluie qu’elle portait jusqu’alors, encore détrempé du déluge de la veille. De ce parapluie ruisselle à grosses gouttes ce qui reste du déluge de la veille, atterrit sur le noyau desséché qui ne l’est bientôt plus. Et cette eau nouvelle, inconnue, riche de l’Ailleurs, qui couvre ce noyau et lui va comme un gant, ravit ce noyau, qui germe, et germe, et germe. Ses branches s’enroulent autour du porte-manteau, l’enserrent comme un ravisseur, comme une mère, dans un enlacement inaltérable. Ses racines, comme des griffes de fauve, creusent le tapis beige sale, puis le parquet de noyer juste en dessous, magnifique et dissimulé, atteignent le sous-sol très humide où de l’eau s’infiltre régulièrement. L’eau monte vers les racines et les recouvre une goutte à la fois. Des prunes, des pêches et des cerises poussent en si grand nombre sur le porte-manteau qu’il en perd son titre, sa fonction et qu’il retourne à sa vraie nature (il est taillé dans du bois de cerisier). Les manteaux s’en vont se faire porter ailleurs. Les fruits, que personne ne cueille, grossissent, et grossissent, et grossissent. Le duvet des pêches devient une barbe hirsute. Les poils se tendent et s’allongent, épaississent et durcissent, formant un arbuste épineux composé de solides branches où poussent sans s’inquiéter de leur propre poids d’inédits melons au goût de cerise.

Aujourd’hui, avant même que le soleil n’entame sa descente vers l’horizon, à force de ne plus se sentir chez eux dans cette maison où les branches de toutes sortes décident de l’ouverture et de la fermeture des portes et des fenêtres, où les branches rendent tous les meubles piquants et menaçants, les habitants de cette maison, tous les 22 habitants de cette maison en sont sortis pour de bon. Ils marchent présentement dans la forêt, en quête d’une maison que leur aurait tissé le monde végétal, en compensation pour leur maison envahie, leur maison végétalisée, leur maison fruit, sur laquelle trônent depuis peu quelques gigantesques ananas que personne ne croquera jamais, car leur chair est recouverte d’un cuir absolument impossible à percer.

Et ces 22 êtres s’éloignent vers une maison qui n’existe pas, traînant derrière eux les racines qui leur poussent aux orteils.