L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Robbie

Mai 2016 » Culture » Par Marie-Eve Brisebois, collaboration artistique

La maison était tristement silencieuse. Il faisait frais dans ma chambre : j’avais encore oublié de fermer la fenêtre la veille. Je frissonnai lorsque je me glissai hors du lit et que mes pieds se posèrent sur le parquet glacial. J’enfilai en tremblotant mes pantoufles qui traînaient près du lit dans lequel tu dormais si souvent collé à moi. Mon corps s’ennuie encore de toi, il te réclame. Il désire ta chaleur et sentir encore avec délice les battements de ton cœur agité lorsque nous nous endormions si près l’un de l’autre. À ce souvenir, mes yeux se remplirent de larmes. Pourquoi? Mais pourquoi m’as-tu quittée si tôt? Je ne peux m’empêcher de te trouver égoïste de t’être envolé avant moi. Je sais que tu n’y pouvais rien, alors te qualifier de tous les noms dans ma tête ne finissait que par me faire culpabiliser. C’est un cercle vicieux dans lequel je suis emprisonnée depuis des mois. Quinze ans de vie commune, détruits en un clin d’œil par une maladie qui s’en est prise soudainement à toi et qui t’a cloué au lit. Comme un infirme, tu ne pouvais plus bouger et je devais jouer les infirmières. Je t’apportais tes repas et je veillais à ce que tu ne manques de rien. Je me faisais un devoir de faire en sorte que tu récupères au plus vite pour que nous puissions de nouveau être ensemble. Je me souviens d’un soir où, inquiète, j’étais allée te voir dans notre chambre pour m’assurer que tout allait bien. Dès l’instant où je t’avais aperçu, une vague de tendresse m’avait submergée et je n’avais pu que penser à quel point je t’aimais. Je m’étais approchée de toi et avais remonté le plaid sur ton corps. Le contact du tissu sur ta peau t’avait réveillé tout doucement et tes yeux se sont posés sur moi. Au fond de ton regard brillait une lueur de reconnaissance et d’affection réciproque, mais aucun son n’avait pu sortir de toi. Satanée maladie. Non contente de te faire autant de mal, elle nous avait même empêchés de communiquer avec l’autre.

Je jetai un coup d’œil à l’horloge qui contrastait avec l’allure sobre du salon. C’en était la pièce maîtresse, le centre absolu. Elle était imposante et avait été polie avec des dizaines de feuilles d’or pour lui donner cet éclat ensoleillé qui attirait notre regard chaque fois. Quand je ferme les yeux, son tic-tac résonne dans ma tête avec la régularité et la précision d’un métronome. TIC TAC. TIC TAC. TIC TAC. Ce son me rappelle tant de souvenirs. Je me souviens que tu appréciais particulièrement cette antiquité qui devait certainement dater de l’avant-guerre. Tu t’étendais de tout ton long sur le canapé, près de celle-ci, pouvais y passer des heures, à profiter de son rythme rassurant pour mieux t’endormir. Je te trouvais adorable, allongé ainsi. Je me souviens en souriant de l’époque où j’étais plus jeune et toi plus en santé. Comme des enfants, nous jouions au chat et à la souris. Nous nous pourchassions sans relâche dans toute la maison. J’essayais de mon mieux de te rattraper, mais, expert à ce jeu, tu finissais toujours par m’échapper.

Le soleil brillait dehors et j’aurais dû me sentir heureuse devant toute cette beauté, mais moi je ne pouvais penser qu’à ton pauvre corps qui pourrissait dans un coin du sous-sol. Je t’ai creusé une belle tombe, tu sais. J’ai trouvé une grosse pierre grise sur laquelle j’ai gravé ton nom, je me suis dit que ça ferait joli. Je te devais bien cela, après tout le bonheur que tu m’as apporté au cours des dernières quinze années. Tu auras une sépulture décente et nous serons près l’un de l’autre, à tout jamais. Ne trouves-tu pas cela beau? Même la mort n’aura pas réussi à briser notre union de sa main assassine. Je te garderai toujours auprès de moi, d’une certaine façon. Ton corps ne se décomposera pas dans ces endroits bondés où les gens piétinent impunément les dépouilles aimées par d’autres. On me l’a bien proposé, mais j’ai refusé, insultée. Ils pensent savoir ce qui est bon pour toi et moi, tu y crois, toi? D’ailleurs, ils sont revenus à la charge il y a quelques jours, en me criblant de reproches comme de balles. J’étais inconsciente et même irrespectueuse. Folle. J’avais « complètement perdu la boule ». Selon eux, l’odeur de ton corps empestait tout le voisinage, ils ont menacé d’appeler la police et de me faire interner. Ils ne comprennent pas que, lorsque l’on aime, il est normal de vouloir garder l’être qu’on chérit près de nous. Ils n’ont rien compris à l’Amour. Ils m’ont offert, ou plutôt tenté de m’imposer, que l’on te fasse incinérer ou que je jette ta dépouille à la poubelle. À la poubelle! Te laisser reposer pour l’éternité dans une sale et vulgaire poubelle! Ton corps à peine refroidi en contact avec la vermine et les détritus!

Avec difficulté, je suis sortie dans le jardin après avoir enveloppé ton corps dans une longue couverture. La nature semblait me narguer. Les fleurs avaient éclos et arboraient leurs plus belles couleurs, le soleil était radieux et je pouvais aussi entendre au loin quelques oiseaux qui chantaient un air joyeux. C’était le printemps, le symbole même du renouveau et de la vie. Moi, je tenais entre mes mains la Mort. C’était comme si je donnais ton corps en offrande en t’enterrant ici. De ta mort jaillirait la Vie, je trouvai cette pensée poétique alors que je déposais ta dépouille au creux de la tombe que je t’avais creusée avec amour.

Avant de recouvrir de terre ton visage apaisé, je me penchai pour baiser ton front. Malgré l’odeur âcre qui se dégageait de toi, j’arrivais encore à sentir le parfum réconfortant de ta peau avant la maladie. Tu étais encore beau, tout de noir vêtu et ton corps n’avait pas perdu de sa prestance. Je versai une larme, puis une autre et une autre, alors que je te recouvrai de terre mouillée par ma détresse.

Adieu, mon tendre, tu m’as tant donné... Puisses-tu trouver la paix et le repos dans un monde moins cruel que le nôtre. Nous nous retrouverons un jour, n’aie crainte et surtout, surtout, ne doute jamais de mon amour pour toi, car il est éternel. Amen.

***

Un ballon aux couleurs vives dévala la pente de la rue et vint terminer sa course dans la cour d’une maison. La petite fille s’approcha en sautillant, fredonnant une comptine connue. Son ballon était prisonnier entre deux pierres sur le côté de la maisonnette aux couleurs plus ternes qu’un ciel gris d’automne. La fillette tira, tira, tira et tira encore de toutes ses forces pour le décoincer. Après plusieurs essais, elle réussit enfin, mais celui-ci s’enfonça encore davantage dans le jardin de la maison. La blondinette avança d’un pas hésitant, n’osant pas tout à fait pénétrer ainsi dans l’intimité d’une autre personne. Elle pensa aussi à sa mère, qui lui avait pourtant dit de ne pas s’aventurer plus loin que l’entrée de leur propre demeure. Elle la voyait déjà la gronder et l’obliger à manger toutes ces choses vertes au goût amer qu’elle détestait tant. Oh, si sa mère apprenait cela...

Malgré sa crainte, la petite fille s’avança vers la maison. Elle voulait récupérer son ballon favori, alors elle devait se montrer courageuse et braver l’interdit. Alors qu’elle s’approchait de plus en plus de son jouet, les bruits étranges qu’elle entendait s’intensifièrent. Il y avait des reniflements, des sanglots et des gémissements. « La dame doit être très triste... », pensa la petite blonde. Curieuse, elle osa jeter un coup d’œil dans le jardin. Elle voyait une vieille femme de dos, ses épaules voûtées tremblant sous l’effet des gros sanglots qu’elle laissait échapper. La fillette, qui avait un grand cœur et qui ne pouvait supporter de voir les autres souffrir, ne put résister à l’envie d’aller consoler cette pauvre dame. Envie qu’elle regretta amèrement d’avoir eue, car, alors qu’elle marchait en direction de l’aînée, une odeur putride lui emplit les narines. La fillette ne connaissait pas encore la Mort, mais elle en reconnaissait déjà d’instinct le parfum malsain. Même si l’odeur lui levait le cœur, sa curiosité enfantine la força à continuer. Nouvelle erreur. Il y avait un énorme trou creusé dans la terre devant la vieille dame. Celle-ci, après avoir versé un torrent de larmes, déposa quelque chose au fond de la fosse. La fillette continua à avancer et s’aperçut qu’il s’agissait d’un chat noir, dont quelques parcelles de poils ébène avaient disparu et aux membres disloqués, que la dame enterrait dans son jardin. L’horreur de la situation apeura la petite fille, mais elle ne prit ses jambes à son cou que lorsqu’elle croisa le regard de la vieille femme. Ses yeux vitreux semblèrent la transpercer de toutes parts, et même lire sa terreur en elle, et la fillette songea, en s’enfuyant le plus rapidement possible de ce jardin maudit, qu’elle était certainement une sorcière. Elle avait eu si peur et était partie si vite qu’elle en oublia ce pour quoi elle était venue. Jamais plus elle ne s’aventura dans le voisinage et fit même des cauchemars pendant des années, car, comme elle avoua en tremblant à sa mère, elle craignait que « la sorcière d’à côté » ne vînt lui arracher le cœur pour se venger d’elle, seule témoin de sa folie.