L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Le gouvernement sait ce que vous avez fait l’été dernier

Juillet 2013 » Opinions » Par Félix Cloutier, étudiant de génie logiciel, rédacteur en chef du JETS

Il y a quelques mois, quand l’ÉTS a annoncé qu’elle adhérait aux services de Google pour offrir aux étudiants plus de latitude avec la suite Google Docs, certains étudiants se sont plaints du fait que des données de l’ÉTS, une institution québécoise, soient hébergées aux États-Unis et que leur accès soit régi selon les lois américaines en vigueur. Ils ont entendu les railleries de leurs pairs, qui leur disait que si la NSA voulait leur rapport de laboratoire, ils trouveraient probablement moyen de toute façon.

C’est donc un petit peu de justice poétique qui leur a été dispensée quand, il y a quelques semaines, Edward Snowden a révélé au monde entier que c’est peut-être bien le cas.

L’affaire n’a pas fait énormément de bruit dans les médias traditionnels canadiens, mais l’Internet a complètement pris feu: d’après un document classifié dévoilé par l’ex-consultant, la NSA aurait un « accès direct » aux données de plusieurs géants de la technologie: Microsoft, Facebook, Yahoo!, Google, Skype et Apple, notamment. De plus, la NSA est autorisée à capturer et conserver pour 5 ans tous les registres d’appels téléphoniques dont au moins une partie était aux États-Unis (sans avoir accès au contenu des discussions).

Toutes les compagnies impliquées ont nié ces allégations en disant qu’ils ne coopèrent avec les forces de l’ordre seulement lorsque légalement contraintes à le faire. C’est peut-être vrai; le problème est que ces ordres sont donnés par la Foreign Intelligence Surveillance Court, et toutes ses opinions sont classifiées. Par conséquent, il est interdit aux compagnies ciblées de dire, si oui ou non, ils ont fait l’objet d’une requête sanctionnée par la FISC. Qui, d’ailleurs, a approuvé 100% des requêtes des forces de l’ordre depuis 2011, sans entendre la partie opposée et sans possibilité d’appel.

Edward Snowden affirme qu’il pouvait accéder à toutes les données collectées, sans avoir besoin de demander de permission particulière, probablement à cause de son rôle d’administrateur de système. Ces allégations soulèvent un doute quant aux procédures en place pour éviter les abus.

Lorsque l’affaire a éclaté, la réaction de la classe politique américaine a été de défendre l’outil. Obama a expliqué que les États-Unis ont besoin de cet outil, et que les Américains n’ont pas à s’en faire pour leur vie privée puisqu’ils ne ciblent que les étrangers. Le Congrès n’a pas fait beaucoup plus que hausser les épaules: « We should just calm down and understand this is not something that is brand new. The program has been in place for seven years, » expliquait Harry Raid.

La réponse d’Obama n’a pas surpris outre-mesure et semble représenter un certain changement d’opinion quant aux dénonciateurs. En 2008, Obama a fait cette promesse électorale:

Often the best source of information about waste, fraud, and abuse in government is an existing government employee committed to public integrity and willing to speak out. Such acts of courage and patriotism, which can sometimes save lives and often save taxpayer dollars, should be encouraged rather than stifled as they have been during the Bush administration. We need to empower federal employees as watchdogs of wrongdoing and partners in performance. Barack Obama will strengthen whistleblower laws to protect federal workers who expose waste, fraud, and abuse of authority in government. Obama will ensure that federal agencies expedite the process for reviewing whistleblower claims and whistleblowers have full access to courts and due process.

Et pourtant, 4 ans plus tard, il vante son administration comme étant celle qui en a fait le plus pour prévenir les fuites comme celles de Snowden:

President Obama has done more than any other administration to forcefully pursue and address leaks of classified national security information. [...] The Obama administration has prosecuted twice as many cases under the Espionage Act as all other administrations combined. Under the President, the Justice Department has prosecuted six cases regarding national security leaks. Before he took office, federal prosecutors had used the Espionage Act in only three cases.

La plupart des critiques de Snowden indiquent qu’il aurait dû s’adresser aux canaux normaux pour ses craintes: d’abord en parler à ses supérieurs, puis aux investigateurs fédéraux, puis aux comités de supervision du Congrès, plutôt que de sauter directement aux médias. C’est ce qu’au moins trois autres dénonciateurs de la NSA ont fait dans les années précédentes, sans aucun succès. C’est seulement ensuite qu’ils ont contacté les médias, mais l’histoire n’a jamais pris l’ampleur qu’elle a aujourd’hui.

Pour sa part, l’Australien Julian Assange, porte-parole et membre important de WikiLeaks, affirme que « la marque de distinction internationale et de service à l’humanité n’est plus le prix Nobel de la paix, mais une accusation d’espionnage du Département de la Justice américain. » L’homme est réfugié depuis un an dans l’ambassade de l’Équateur à Londres pour éviter l’extradition vers la Suède, où il doit faire face à des accusations de viol. Il refuse de s’y rendre de peur d’être ensuite envoyé aux États-Unis, où il pourrait à son tour être accusé sous l’Espionage Act pour son rôle dans WikiLeaks, la Suède ayant refusé de garantir qu’il n’y serait pas envoyé (malgré qu’il aurait été possible d’offrir cette garantie, puisqu’en Suède, une extradition nécessite l’approbation de la Cour et de l’exécutif gouvernemental).

Évidemment, le plus grand problème avec ces manœuvres secrètes est qu’il est impossible d’avoir un débat public sur la pertinence et la portée de la surveillance lorsque tous les paramètres sont classifiés. Comme l’aurait expliqué Malcolm Turnbull, membre de l’opposition parlementaire australienne, il y existe deux sortes de fouilles que les forces de l’ordre peuvent justifier: les fouilles par motifs raisonnables (“je vous ai vu conduire votre véhicule de façon erratique, alors je vous arrête pour fouiller votre véhicule”) ou les fouilles compulsives (tout le monde est inspecté avant d’entrer dans un avion). Jusqu’ici, la plupart des gens supposaient que les fouilles sur Internet étaient justifiées par motifs raisonnables; si elles sont, en fait, compulsives, il faudrait que la société le sache et puisse établir les règles du jeu.

Dans la foulée de ces fuites, il a aussi été révélé que le Royaume-Uni pige à même la fibre optique qui sert aux télécommunications mondiales pour surveiller plus de 600 millions “d’événements téléphoniques” par jour, intercepter des courriels, intercepter l’accès à des sites Web et voir ce que les gens postent sur les réseaux sociaux. Considérant que le Royaume-Uni a environ 63 millions d’habitants, “plus de 600 millions d’événements téléphoniques” signifie probablement “la totalité des événements téléphoniques par toute la population britannique”.

Le Canada ne s’en sort pas blanc comme neige non plus. Le Service canadien du renseignement de sécurité a près de 300 accords d’échange d’information avec d’autres institutions mondiales dans plus de 150 pays. De plus, ils disposent de certains pouvoirs comparables à ceux accordés par le Patriot Act américain: le SCRS peut, par exemple, demander un mandat secret à une Cour fédérale pour justifier l’interception de toutes les communications d’un Canadien.

Vous pourriez être tentés d’utiliser des techniques d’encryption pour protéger vos communications si ces révélations vous inquiètent. Cependant, si vous le faites, la NSA vous considérera automatiquement comme une cible dangereuse, et pourra légalement retenir le contenu encrypté de vos communications pour une durée indéterminée–et, évidemment, tenter de les décrypter.

Edward Snowden, pour sa part, s’est réfugié à Hong Kong pour faire ses révélations. Les États-Unis ont lancé un mandat d’arrêt à son égard, l’accusant d’avoir révélé aux terroristes le mode de fonctionnement de la collecte d’informations.

L’homme semble très conscient de ce qu’il fait. Il sait qu’il pourrait avoir la vie dure en prison si les autorités américaines mettent la main sur lui. Dans une entrevue donnée au journal britannique The Guardian, l’homme affirme avoir longuement réfléchi avant d’abandonner sa vie et son confort pour dénoncer les États-Unis. Il espère que le débat sera lancé sur le respect de la vie privée et ne souhaite pas que son cas personnel obscurcisse les révélations qu’il a faites.

Après quelques jours de doutes sur la capacité de la Chine et de Hong Kong à le protéger, WikiLeaks s’en est mêlé et malgré que les procédures exactes n’ont pas été rendues publiques, l’Équateur a annoncé avoir reçu une demande d’asile pour Edward Snowden. L’homme a pris l’avion pour la Russie depuis Hong Kong avant qu’un mandat d’arrêt local puisse être émis à son nom, en toute légalité. Bien que les médias aient annoncé qu’il prendrait l’avion pour Cuba pour ensuite rejoindre l’Amérique du Sud, il semble que tout n’aille pas en accord avec le plan publiquement divulgué: le vol commercial d’Aeroflot qui devait amener Snowden à La Havane a décollé sans lui. Au moment d’écrire ces lignes, sa situation exacte est inconnue. Les autorités américaines ont révoqué son passeport, ce qui pourrait compliquer sa cavale. Cependant, il est possible que l’Équateur lui ait donné des documents de voyages affirmant son statut de réfugié, ou même un passeport, ce qui lui permettrait de continuer son trajet en relative liberté.

Le Washington Post rappelle que le vol aurait dû traverser l’espace aérien norvégien, canadien et américain avant d’atterrir à La Havane, ce qui aurait pu causer des problèmes à l’homme si un des trois pays avait obligé l’avion à s’y poser. Cet itinéraire n’aurait pas pu être modifié sans la participation des autorités russes (qui possèdent Aeroflot à 51%), ce qui aurait pu offenser davantage des États-Unis.