L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Avoir trente ans

Janvier 2018 » Culture » Par Victor Bégin, contribution externe

La Chine n’est plus le pays émergent qu’elle a un jour été. Maintenant les pieds dans le capitalisme, se dirige-t-elle vers une démocratie libérale, ou le communisme va-t-il se renouveler pour accommoder ledit capitalisme, le renforcer? Qu’arrive-t-il à la nouvelle génération de Chinois et Chinoises lorsque la tentative d’intégration de ce nouveau mode de vie ne fonctionne pas tout à fait?

En compétition officielle, catégorie « nationale longs-métrages », le réalisateur sino-québécois Tao Gu nous invite dans l’intimité de son meilleur ami, Dong, le jour de ses trente ans. Le film non linéaire suit le voyage tant physique que relationnel qu’entreprend Dong depuis Kunming (au sud de la Chine) jusqu’à son village natal, à quelque 20 miles de Hailar en la province de Mongolie intérieure (au nord).  

« La vie commence à quarante ans », affirme Dong au tout début du long-métrage documentaire. Lorsque l’on passe l’âge de trente ans en Chine, apprend-on, il faut avoir trouvé une stabilité monétaire sinon la société – et surtout la famille – te perçoit comme un marginal. Dong est un ancien photographe sans emploi qui se cherche. On découvre au travers de ses témoignages à la caméra ses rêves (élever des chevaux sur la steppe mongole) et ses échecs (sa perte d’emploi, ses relations passées). Le film se construit par épisodes. La caméra de Tao Gu se concentre sur Dong, ses rencontres avec les membres de sa famille, sur son ancienne copine, et ces segments sont séparés par le voyage en train de plusieurs jours entre Kunming et Hailar, en s’arrêtant à Guangdong. Cette chronologie tend à perdre le spectateur, ce dernier ne sachant pas tout à fait si on se dirige encore vers Hailar ou si l’on est arrêté pour de bon, et de raison : Dong ne se rend jamais à Hailar. Comme le réalisateur narre le début de son entreprise pour l’ouverture de son film, il aurait été souhaitable de commenter les déplacements en voix off, ou encore à l’aide de sous-titres avec dates et lieux.

Malgré ce défaut temporel, on ne manque pas quelques moments très touchants dans le plus creux de l’intimité de la vie de Dong. L’ancienne partenaire du protagoniste raconte à la caméra comment elle a vécu trois avortements, dont chacun est pire que le précédent. Plus tard dans le métrage, Dong allume une lanterne de papier qui s’envole dans le ciel nocturne et sanglote en souvenir des enfants qu’il n’aura jamais eus.

Également, Dong vit dans un constant paradoxe. Il ne travaille pas, mais cherche un emploi, aussi ingrat soit-il, et devient marchand de jade. Après avoir appris les rudiments du métier, il réalise qu’il devra sans cesse arnaquer les autres et abandonne la stabilité financière tant désirée par souci d’honnêteté. Son père, drôlement semblable aux représentations de Confucius, explique à la caméra qu’un homme chinois doit être responsable de trois choses : son pays, sa famille et soi-même. Aux yeux du père, Dong échoue. Pourtant le jeune trentenaire n’appartient pas à l’ancienne génération. Il suit une nouvelle Chine plus ouverte et polymorphe.

La plus belle scène du documentaire, en contrepartie, vient rappeler les racines poétiques de la Chine où tout trouve son sens dans la nature. Son frère compare Dong au mince brouillard; il est à la fois beau et te rend perplexe. Cette dualité renvoie au paradoxe que composent autant le trentenaire que la nouvelle génération chinoise, de par leur grivoiserie inoffensive jusqu’au spectacle de musique rock dont les paroles revendiquent la liberté de dire le mot « prostate » et la liberté de vouloir la liberté.

Tout au long des rencontres, les personnages font la morale à Dong (sa mère, son ancienne copine, son père, son frère), sauf Tao, muet la plupart du temps, derrière sa caméra. Il observe, ne critique jamais. À ce titre, le réalisateur fait preuve d’une grande hospitalité à l’égard de son ami en ne le censurant pas, et en ne le réprimandant pas.

Le film porte le spectateur à intégrer une certaine morale qui pourrait être traduite ainsi : tu ne peux pas t’échapper de ta propre vie, et tu ne vis pas pour toi. La fin demeure cependant très équivoque. On ne sait pas si le réalisateur coupe au moment de l’échec de la quête : Dong refuse finalement de quitter le train pour Hailar. À la toute fin, le cheval du rêve de Dong, présent à quelques reprises sous formes sonore ou visuelle (archives), tombe au sol et ne se relève pas. Le générique apparaît.

Tao Gu réussit bien à démontrer que son meilleur ami est un être moral et digne, malgré son manque d’argent, mais on soupçonne un échec latent à sa quête personnelle. Somme toute, l’humour typiquement chinois –la mère se surprend d’entendre son fils vouloir se laver les cheveux et suggère qu’il finira par se maquiller– vient ponctuer un récit authentique et sincère, touchant dans sa transparence. On nous présente Dong à trente ans et on a envie de le suivre au fil du film.