L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Un panneau qui aurait pu me coûter la vie

Juin 2019 » Opinions » Par Félix-Antoine Tremblay, étudiant de maîtrise, responsable des communications, CRABE

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Cyclistes empruntant le trottoir et la rue sous un viaduc de l’avenue du Parc
Image adaptée de Google Maps

À vélo, les occasions de mourir sont relativement fréquentes, du moins, en ville. Les épisodes de rage au volant aussi, et les deux sont souvent liés. Cela dit, les occasions où l’on tente littéralement de nous tuer sont plutôt rares.

Deux de ces épisodes m’ont marqué, à ce jour. Les deux ont eu lieu au Québec, et ce, bien que j’aie roulé des dizaines de milliers de kilomètres dans d’autres provinces et états. Je crois que cela témoigne de quelque chose, mais passons.

Le premier incident est arrivé le 27 août 2017, à La Baie, alors qu’on m’avait renversé à la sortie d’un chantier de construction. Une seule voie était ouverte et l’enragé(e) avait dû attendre derrière moi une dizaine de secondes. Cet événement avait été couvert par Impact Campus à l’époque[1].

La seconde occurrence a eu lieu le 14 mai dernier, à Montréal. Cette fois-ci, pour une raison similaire, un automobiliste a tenté de m’écraser contre un mur de béton avec son véhicule. Comme la première fois, tout s’est passé en quelques secondes.

Sécurisation des viaducs

À la suite du décès de la cycliste Mathilde Blais, renversée mortellement par un camionneur sous un viaduc de la rue Saint-Denis, le 28 avril 2014, l’administration de la ville de Montréal a mis en place des mesures visant à sécuriser les viaducs de la municipalité. Quelques-uns ont été réaménagés en bonne et due forme, mais cela n’a pas été le cas pour la forte majorité d’entre eux.

Ces mesures de sécurisation consistaient notamment à autoriser les cyclistes à rouler sur les trottoirs des viaducs dangereux. Pour ce faire, la Ville a procédé à l’installation de panneaux P-120-11 de part et d’autre de ces derniers. Ce panneau est intitulé « Trajet obligatoire pour piétons et certaines catégories de véhicules » et le Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec rapporte qu’il « indique aux cyclistes et aux piétons l’obligation de circuler ensemble sur la voie cyclo-pédestre » [2].

Ce panneau de signalisation est donc bien plus qu’une autorisation. C’est l’avis de Stephan Boivin, relationniste au ministère des Transports du Québec, lequel explique que « l’imposition du trajet par un panneau de prescription comme le P-120-11 revient à interdire la circulation sur la chaussée, puisque le trottoir leur est signalé comme trajet obligatoire pour cyclistes et piétons »[3]. Pourtant, le responsable du transport au comité exécutif de la Ville de Montréal expliquait à l’époque que « [les cyclistes] qui le souhaitent peuvent continuer à rouler sur la chaussée. » [3] Il en va de même pour Vélo Québec dont le chargé de projet François-Xavier Tremblay explique que « à aucun moment il n’a été question d’obliger les cyclistes à emprunter le trottoir. » [4] Même le Service de Police de la Ville de Montréal n’y voit pas une obligation. Après que des contraventions aient été remises à des cyclistes, Nathalie Valois, responsable de la sécurité à vélo, a affirmé que « l’interprétation du policier [les ayant distribuées] était erronée » [3].

Cette confusion provient visiblement de l’utilisation du cercle vert, lequel est apparenté à une autorisation. Pourtant, un panneau P-110-3-D, par exemple, n’est pas une autorisation de continuer tout droit ou de virer à droite, mais bien une obligation de le faire. Ce panneau de signalisation signifie donc une interdiction de virer à gauche, par exemple, et c’est l'interprétation que tout conducteur ou conductrice (espérons-le) en fait.

Dans un même ordre d’idée, les panneaux P-120-11 sont utilisés pour signifier des interdictions. Par exemple, à la sortie de la Réserve faunique des Laurentides, en direction sud sur la route 175, les cyclistes et piéton(ne)s doivent emprunter la bretelle de sortie. Il est alors obligatoire, pour eux, d’emprunter la sortie 182. En effet, c’est ici que débute l’autoroute 73 où l’accès est interdit aux piéton(ne)s et cyclistes en vertu des articles 453.1 et 479 du Code de la sécurité routière (CSR)[5]. Conséquemment, la bretelle d’entrée en direction sud est accompagnée d’un panneau P-130-11, lequel indique précisément cette interdiction.

Circuler avec les voitures

On comprend donc qu’il est interdit de circuler sur la chaussée, puisqu’il est obligatoire de circuler sur le trottoir. Plusieurs cyclistes font pourtant le choix de circuler avec les véhicules. Radio-Canada observait que « 70 % des cyclistes roulent encore sur la route en dessous du viaduc Saint-Denis »[6].

Certains cyclistes comme Sébastien Carrillo croient que « rouler sur le trottoir, c'est déplacer le problème et en créer peut-être même plus ». En effet, la circulation des cyclistes sur les trottoirs est restreinte en vertu de l’article 492.1 du CSR[5].

« Le cycliste ne peut circuler sur un trottoir, sauf en cas de nécessité ou à moins que la signalisation ne le prescrive ou ne le permette. Il doit alors circuler à une vitesse raisonnable et prudente et accorder la priorité aux piétons. » - Article 492.1, Code de la sécurité routière du Québec

Cela s’explique probablement par le danger que représentent les cyclistes pour les piéton(ne)s. En France, par exemple, Le Monde rapportait que des cyclistes avaient causé la mort de cinq piéton(ne)s, de 2011 à 2013[7], ce qui correspond à un peu plus de 0,3 % des piéton(ne)s décédé(e)s durant cette période. Ce danger n’est certainement pas étranger au fait que « Vélo Québec conseille aux cyclistes de ne pas rouler à plus de 8 km/h sur les trottoirs »[8].

Je fais partie de ces cyclistes qui choisissent de ne pas mettre en danger les piéton(ne)s en roulant sur le trottoir à une vitesse de plus 8 km/h. Je roule donc dans la rue sous deux de ces viaducs situés sur l’avenue du Parc, chaque fois que je vais à l’École ou en revient. Lorsque je le fais, je roule en plein centre de la voie de droite, puisque celle-ci n’est pas assez large pour permettre un dépassement sécuritaire, c’est-à-dire à une distance d’au moins un mètre, comme l’exige l’article 341 du CSR[5]. Selon Metroplan Orlando, circuler dans la voie invite bel et bien les automobilistes à effectuer des dépassements sécuritaires[9]. C’est également l’avis de l‘American Bicycling Education Association, qui a produit une vidéo recommandant cette pratique[10].

Bien que cette façon de faire me garde généralement en sécurité, il est arrivé quelques fois que des automobilistes impatient(e)s klaxonnent derrière moi. Je n’en fais généralement pas de cas. Cependant, en ce mardi soir gris du mois de mai, un conducteur particulièrement en colère a empiété dans la voie de gauche où se trouvaient d'autres voitures avant de se placer à ma hauteur et de tenter de m'écraser contre le mur de béton.

À ce moment, le trafic était plutôt dense et j’étais pourtant collé au véhicule qui me précédait. C’est d’ailleurs à sa droite que je me suis réfugié pour éviter de me faire renverser. Après cette première agression armée, j'ai repris place au centre de la voie de droite. L'automobiliste a alors tenté une seconde manœuvre dangereuse, que j’ai évitée de la même manière.

À la sortie du viaduc, l’enragé s'est avancé à ma hauteur et a ouvert sa fenêtre pour m'injurier. Il a notamment affirmé que les cyclistes n'avaient pas leur place sur la route. Il a notamment référencé le panneau P-120-11 m’obligeant à utiliser le trottoir. À ce jour, je n’avais jamais réfléchi à la question. Il avait tenté de me tuer, mais il avait tout de même raison. La signalisation installée par la Ville me retirait toute légitimité de circuler avec les autres véhicules.

Circuler sur le trottoir

Bien que ce ne soit pas mon choix ni celui de plusieurs autres cyclistes, il faut comprendre les cyclistes qui préfèrent la sécurité offerte par les trottoirs, pour autant que ceux et celles-ci y circulent à une vitesse raisonnable et prudente. Les aménagements déficients causent ce désir et aucun panneau de signalisation ne saurait régler entièrement cette problématique.

Cela dit, il serait important que ces panneaux ne nuisent pas, eux-mêmes, à la sécurité des cyclistes. L’usage des mauvais panneaux aux mauvais endroits peut y nuire, visiblement. De ce fait, il est impératif que l’administration de la ville de Montréal remplace ou retire les panneaux P-120-11 qu’elle a fait installer aux abords des viaducs ferroviaires de son territoire.

Si l’intention est de permettre aux cyclistes de circuler sur les trottoirs, en respect de l’article 492.1 du CSR[5], ces panneaux doivent être remplacés par des panneaux P-250-9, lesquels « [indiquent] aux piétons et aux cyclistes qu’ils peuvent partager le trottoir sur la distance indiquée sur le panneau. » [11]

Si l’intention est de sécuriser les cyclistes, conformément à la Vision Zéro auquelle elle adhère[12], la Ville doit mettre en oeuvre des modifications à l’aménagement des viaducs ferroviaires. Rien de moins ne saura réduire significativement les collisions à ces endroits.

Cela dit, si installer les bons panneaux de signalisation peut éviter au moins une autre confrontation, pouvant entraîner des blessures ou la mort, entre un(e) automobiliste et un(e) cycliste, ce geste devrait être posé.

Permis de tuer

Après la mort de Mathilde Blais, le conducteur n’a pas été accusé[13]. À la suite de la mort de Clément Ouimet, le conducteur n’a pas été accusé[14]. Lorsqu’on avait tenté de me tuer, en 2017, les policier(e)s n’avaient rien fait pour m’aider, même si j’avais noté la plaque du camion[1].

Lorsque ce nouvel incident est arrivé, je n’ai même pas noté la plaque de l’automobiliste. Je n’ai pas non plus appelé les policier(e)s. J’aimerais croire que c’est parce que mon cellulaire était dans mon sac à dos, et non dans mes poches, qu’il était trop difficile d’accès, mais je sais qu’une partie de moi savait qu’il n’arriverait rien si je le faisais.

Le lendemain, je suis finalement allé au poste de police, après que plusieurs personnes m’aient invité à le faire. Prophétie autoréalisatrice, le policier m’a fait savoir que rien ne pouvait être fait sans que je leur fournisse le numéro de la plaque.

Il convient donc de se demander de quelle façon un(e) automobiliste ayant causé la mort d’un(e) cycliste pourrait être accusé pour son geste ou, encore mieux, être trouvé(e) coupable. En ce moment, tout semble indiquer que le permis de conduire est aussi un permis de tuer.

[1] Heurté par un camion, un cycliste n'obtient aucun soutien policier, Impact Campus bit.ly/2Jyi83t 
[2] Détail du dispositif de signalisation P-120-11, Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec bit.ly/2w8J8xG 
[3] Un policier interprète à sa façon la signalisation pour vélos et piétons, La Presse bit.ly/2w6kuxt 
[4] Panneaux de partage sous les viaducs : les cyclistes ont-ils l’obligation d’utiliser le trottoir?, Rue Masson bit.ly/2w6mXrN 
[5] Code de la sécurité routière, Québec bit.ly/2VNLEZw 
[6] Sous les viaducs, les cyclistes préfèrent encore la route, Radio-Canada bit.ly/2JKBfqa 
[7] Combien de morts, chaque année, à cause du vélo?, Le Monde bit.ly/2WRyTcM
[8] Montréal sécurise ses viaducs, La Presse bit.ly/2w3JVzO 
[9] Orlando Area Bicyclist Crash Study: A Role-Based Approach to Crash Countermeasures, Metroplan Orlando bit.ly/2Qaigq9 
[10] Bicycling in traffic is a dance you lead, American Bicycling Education Association bit.ly/2Qdhclc 
[11] Détail du dispositif de signalisation P-250-9-D, Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec bit.ly/2JXTusr 
[12] Vision Zéro, Ville de Montréal ville.montreal.qc.ca/visionzero/ 
[13] Mort de la cycliste Mathilde Blais: pas d'accusations au criminel, La Presse bit.ly/2EhpGmM 
[14] Mort de Clément Ouimet: aucune accusation contre le conducteur, La Presse bit.ly/2VT9WkV 

 

 
Panneau P-110-3-D
Image par Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec
 
Panneau P-120-11
Image par Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec
 
Panneau P-250-9-D
Image par Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec
 
Panneau P-130-11
Image par Répertoire des dispositifs de signalisation routière du Québec