L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

La juste part

Avril 2012 » Opinions » Par Félix Cloutier, étudiant de génie logiciel, directeur du JETS

Définitivement, deux mots sont sur toutes les lèvres en ce moment: la « juste part » du Ministre des finances Raymond Bachand fait parler tous les sondages, tous les étudiants, et bien sûr, tous les journaux, JETS compris. Sauf si vous vivez dans une grotte, vous avez certainement entendu parler de la hausse prévue des frais de scolarité: ils doivent augmenter de 325 $ par année, et cette augmentation finira à 1625 $ de plus par année, pour un total de 3793 $. Le gouvernement annonce que les frais de scolarité seront alors au même niveau qu’ils étaient en 1968. Une fois l’augmentation complétée, les frais seront indexés au coût de la vie, c’est-à-dire qu’ils continueront d’augmenter avec l’inflation.

Et quand je dis que vous devez vivre dans une grotte pour ignorer l’existence de la hausse, je pèse mes mots: la manifestation du 22 mars dernier a fait le tour de la planète, faisant parler d’elle dans le reste de l’Amérique du Nord, a débordé en Amérique du Sud, fait son apparition dans les journaux d’Europe, et a été couverte jusqu’en Asie. Même le Shanghai Daily en a parlé. Et là encore, je suis seulement capable de citer les journaux écrits dans une langue que je comprends.

Comme vous le savez probablement, cette manifestation a rassemblé, selon les estimés, entre 100 000 (la Presse) et 200 000 (le Journal de Montréal, le Devoir) citoyens mécontents pour tenter de faire reculer le gouvernement sur cette décision. La diversité présente a fait mentir le caricaturiste Ygreck, qui avait publié au 20 février dernier une illustration dans laquelle les étudiants en administration, en médecine et en ingénierie demandaient aux étudiants en grève (socio, philo et science): « qui finira par payer vos beaux programmes sociaux? »

Étant moi-même contre la hausse proposée, il m’a fait plaisir de manifester entouré d’étudiants en médecine. Je ne connais pas d’étudiants en administration, mais j’ose croire qu’il y en avait aussi.

Comme vous le savez probablement aussi, le référendum qui s’est passé du 12 au 14 mars dernier nous a permis de savoir qu’environ 30% des étudiants de l’ÉTS sont en faveur de la hausse des frais de scolarité. Face à ce constat, j’ai cru bon d’écrire un article sous mon angle.

Comme rappelé plus tôt, l’argument le plus entendu ces temps-ci est celui de la juste part. « Les étudiants doivent payer leur juste part, » dit-on dans les médias pro-hausse. Il semble que d’après le gouvernement Charest, la juste part est celle qui est équivalente à la part payée par les étudiants de 1968.

Pourquoi 1968 ? L’observateur astucieux constatera que c’est parce que c’est à ce moment de l’histoire du Québec que les frais de scolarité ont été les plus élevés. Ce qu’on ne mentionne pas, c’est que le gel subséquent qui a amené les frais de scolarité à un minimum historique de 25% de ce qu’ils coûtaient en 1968 (comme les frais n’ont pas été assujettis à l’inflation) a été instauré suite aux recommandations de la commission Parent et à la signature de traités internationaux suggérant l’atteinte de la gratuité scolaire à tous les niveaux. En se liant par décret au Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, le Québec s’est effectivement engagé à instaurer progressivement la gratuité scolaire.

Ce qui est particulièrement ironique dans cette histoire, c’est que ceux qui ont bénéficié du minimum historique des frais de scolarité, ceux qui ont eu leur diplôme alors que ça coûtait le plus cher à la société, c’est la classe dirigeante actuelle. Jean Charest a reçu son diplôme en droit de l’Université de Sherbrooke en 1981, pour un coût estimé de 5235 $ pour toute sa formation. Line Beauchamp a obtenu son bac en psychologie de l’Université de Montréal en 1985 pour un coût estimé de 3695 $, soit moins que le coût projeté d’une seule année d’études une fois la hausse qu’elle soutient sera achevée¹.

Du trio libéral Charest-Beauchamp-Bachand, le seul ayant la moindre crédibilité en suggérant un retour aux coûts de 1968, c’est Raymond Bachand, qui a obtenu son diplôme en droit de l’Université de Montréal en 1969.

Lorsque les frais de scolarité ont atteint leur minimum, la société québécoise a fait le pari que ces gens éduqués rapporteraient davantage à l’État que leur formation a coûté–vraisemblablement un pari assez sécuritaire, considérant des statistiques de 2001 indiquant qu’un diplômé universitaire fera en moyenne 16 000 $ de plus par année qu’un diplômé collégial [connectez-vous pour voir les adresses courriel] (et ne parlons pas des sans diplômes, qui feront moins que la moitié que ce qu’un diplômé universitaire gagnera). Or, cette génération, qui a su profiter de l’éducation dans ses coûts les plus bas, a décidé de baisser les impôts de la tranche la plus aisée! Depuis l’an 2000, Québec se prive de revenus substantiels en imposant moins les grandes entreprises et les gens les plus riches: les mêmes qui ont eu leur diplôme alors que l’éducation coûtait 30% de ce qu’elle coûtait en 1969. Simon Crépeault recense mieux que moi ces baisses de plusieurs milliards de dollars depuis les années 2000 sur son blog.

Il m’apparaît donc que si le gouvernement ne désire pas financer davantage le système d’éducation de ses propres poches, ça n’est pas parce que l’argent n’existe pas: c’est à cause d’un choix de société. Il appartient donc aux Québécois (et aux étudiants québécois) de choisir la direction de notre société.

Une manifestation historique?

Il est encore un peu tôt pour dire que le 22 mars 2012 trouvera sa place dans les cahiers d’histoire, surtout parce que le dossier n’a toujours pas connu son dénouement. Toujours est-il que, même si on ignore le nombre exact de manifestants, le SPVM indique que c’est la plus grosse manifestation depuis celle contre la guerre en Iraq, en 2003. Le fait qu’aucun dégât n’a été signalé et qu’aucune arrestation n’a eu lieu est également un fait notable.

Ceci dit, personne ne peut nier que la manifestation était dans l’air de son temps. Tous les observateurs présents peuvent le confirmer: les pancartes et slogans avaient la forte saveur de notre génération. La culture Internet, dans laquelle baignent plusieurs étudiants actuels, a eu son lot de visibilité. Dans les pancartes, Gandalf disait que la hausse « ne passera pas », Cereal Guy a craché son lait devant l’annonce du budget; les étudiants se plaignent d’avoir forever a loan et Bachand est qualifié d’horcrux. Darth Vader invitait Luc à s’endetter et même Nyan Cat a pointé le bout de son arc-en-ciel. Le site brosbeforehausse.tumblr.com recense certaines de ces belles pancartes.

Il s’agit probablement, en fait, de l’unes des premières manifestations d’importance au Québec dont l’organisation a pu largement se faire par Internet et par les réseaux sociaux. Par exemple, l’événement Facebook a reçu le « oui » d’environ 25 000 participants.

1: D’après les données de http://www.crepuq.qc.ca/IMG/pdf/indicateurs.pdf page 67, supposant un bac de 3 ans; en dollars constants de 2016, considérant qu’un dollar de 1968 vaudra 6.93 dollars en 2016