L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Tirer profit d’Énergie Est? – Quel profit?

Juillet 2015 » Environnement » Par Samuel Milette-Lacombe, étudiant de génie logiciel

Suite à la parution d’une série d’articles plutôt favorables au projet de pipeline Énergie Est parue dans le journal récemment, je ne pouvais m’empêcher d’offrir une réplique pour contrecarrer l’idée dominante exprimée. Dans ces articles, Jean-François Thibault, étudiant en génie électrique et président et fondateur du Club Énergie-ÉTS, martèle que nous ne devons pas manquer l’occasion de tirer profit d’Énergie Est[1]. Je me suis intéressé à la question : quel profit tangible pouvons-nous tirer de ce projet? J’étais en fait étonné par le fait que tous ces articles pro Énergie Est ne répondaient pas vraiment à cette question qui est pourtant centrale dans le débat. De surcroît, M. Thibault évoque même comment « Des bénéfices économiques [sont] mitigés pour le Québec »[2]. Je vais donc me concentrer sur l’évaluation de ces profits, mais aussi les risques à considérer.

Pour le rappeler, le projet Énergie Est est décrit par son promoteur comme « un projet de pipeline d'une longueur de 4 600 kilomètres qui transportera environ 1,1 million de barils de pétrole brut par jour de l'Alberta et de la Saskatchewan vers les raffineries et terminaux portuaires de l'Est du Canada. ». Le brut pourra être en partie raffiné dans les raffineries de l'Est du Canada, dont celles du Québec. Des pétroliers pourront également être chargés de pétrole brut en direction des marchés outre-mer, en empruntant notamment le fleuve et le golfe du Saint-Laurent.

Pour s’informer des profits présumés, rien de mieux que de s’alimenter auprès de la compagnie promotrice elle-même. En consultant le site web de l’oléoduc, il est possible de voir les nombreux avantages prétendus du projet. Il est question évidemment de retombées économiques, notamment la création d’emplois, la croissance économique, le renforcement de l’industrie pétrolière et gazière, une plus grande indépendance énergétique pour le Canada, une augmentation des recettes fiscales, etc.[3]. Mais qu’en est-il vraiment?

Des retombées économiques minimes

La compagnie fournit sur son site web une fiche estimant les avantages économiques du projet[4]. En termes d’emplois, il est question pour la phase de construction et de développement du pipeline, d’une durée évaluée à sept ans, de la création de 13 960 emplois à temps plein (directs et indirects) au Canada, dont 4 039, pour le Québec. La phase d’exploitation, pour une durée de 20 ans, fait descendre le compte d’emplois canadiens à 3 273 dont seulement 497 emplois québécois, soit l’équivalent de seulement 0,015 % du nombre total d’emplois québécois à temps plein pour 2013, évalué à 3,3 millions[5].

Les recettes fiscales sont évaluées à environ 7,7 G$ sur 20 ans. Pour le Québec, ce serait 1,94 G$ qui iraient dans les coffres de l’État, soit annuellement à peine 0,13 % des revenus budgétaires du Québec pour l’exercice 2013-2014 évalué à 72,4 G$[6].

Toujours pour une période de 20 ans, la croissance du PIB est évaluée à 36,4 G$ pour le Canada dont 5,8 G$ pour le Québec, soit annuellement une faible proportion de 0,08 % du PIB évalué à 362,8 G$ pour 2013[7].

Un projet d’exportation

Équiterre et d'autres organismes environnementaux ont démontré dans un rapport[8] que le projet d’oléoduc visait principalement l’exportation. Ce rapport explique comment les raffineries de l'Est, d’une capacité de raffinage de 672 000 barils de pétrole par jour, ne seront en mesure que de raffiner 122 000 barils par jour des 1,1 million de barils qui leur seront acheminés par l'oléoduc, soit seulement 11 %. Cette capacité considère le débit de brut qui serait acheminé aux raffineries à partir de la canalisation 9 d’Embridge lorsqu’elle sera en service. Il semblerait donc que le surplus (89 %) qui ne pourra être raffiné sera exporté par la mer aux marchés étrangers, échappant alors au raffinement québécois et canadien et manquant ainsi l’occasion de véritablement favoriser l’industrie locale comme le prétend TransCanada. Alors que la consommation de pétrole au Québec avoisine les 350 000 barils de pétrole par jour, selon Pétrolia[9], ces 122 000 barils de pétrole canadiens ne sauraient combler entièrement les besoins des Québécois ainsi que ceux des autres provinces de l’est du Canada.

Indépendance énergétique ou emprisonnement énergétique?

Un des arguments de TransCanada en faveur du pipeline est que ce projet permettrait une moins grande dépendance énergétique envers les marchés étrangers de pétrole. Ceci est directement lié à l'idée qu'en consommant davantage de pétrole produit et raffiné localement, plutôt que du pétrole provenant de l'étranger, on devient moins dépendant des autres pays qui dans certains cas seraient moins « stables » et moins « démocratiques ». Ceci implique que le pétrole acheminé par le pipeline soit raffiné au Canada et qu'une portion soit gardée sur le territoire pour combler la demande locale. Par contre, l’oléoduc Énergie Est n’amène aucune perspective d’une véritable indépendance énergétique québécoise puisque le Québec n’est pas une province productrice de pétrole. Il restera dépendant des autres provinces et pays producteurs d’or noir.

Il pourrait être tentant de croire que l’offre de pétrole canadien à la pompe soit augmentée, venant ainsi augmenter l’indépendance énergétique canadienne. Il est par contre difficile de spéculer sur cet élément, puisque le marché du pétrole est très mondialisé : l’or noir se vend et s’achète librement sur le marché mondial. Les raffineries du Québec ont beaucoup de choix sur le marché, de la provenance du pétrole à raffiner et le pétrole albertain, un pétrole lourd et donc de moins grande valeur, pourrait faire en sorte que les raffineries ne voient pas d’avantage à le raffiner. Le Québec est d’ailleurs un exportateur de pétrole raffiné et non seulement un importateur. Rien n’assure donc que le pétrole canadien raffiné serait entièrement mis en circulation sur le marché québécois et canadien au lieu d’être exporté outremer aux plus offrants. Pour toutes ces raisons, les perspectives d’avoir des prix plus faibles à la pompe sont plutôt mitigées. Il faut se rappeler que les raffineries et les pétrolières ont pour principal objectif de faire du profit, et non d’offrir du pétrole moins coûteux à la population locale. Si ça devait être le cas, il s’agira seulement une conjoncture du marché, et non pas un acte d’engagement.

Lors de la conférence intitulée Tenir tête au pétrole tenue à l’ÉTS au mois de mars dernier, et mettant en scène Gabriel Nadeau-Dubois ainsi que Patrick Bonin de Greenpeace, M. Dubois était allé de phrase la phrase suivante : « Ce n’est pas en fumant une dernière cigarette que l’on arrête de fumer », en faisant l’analogie avec notre dépendance au pétrole et l’idée d’appuyer davantage l’industrie pétrolière. L’idée évoquée par cette analogie introduit un aspect de réflexion important : s’il y a consensus établit qu’un monde sans pétrole est souhaitable (comme un monde sans fumée), pourquoi alors devrions-nous ouvrir la porte à l’expansion des projets pétroliers? Comment serait-il possible, si le Québec encourageait massivement l’exploitation et le transport pétrolier, de se sortir progressivement de notre dépendance au pétrole? Alors que ce serait justement de cette industrie que notre économie serait tributaire. Nous ferions probablement comme le gouvernement du Canada et aurions recours à tous les moyens, tel que réduire en bout de chagrin les règlements en matière environnementale et de protection des cours d’eau (projet de loi C-38 et C-45), afin d’évacuer le plus possible les considérations environnementales des projets évalués par l’Office national de l’énergie (ONÉ). C’est donc dans cette perspective que je lance la question : parlons-nous d’indépendance énergétique ou d’emprisonnement énergétique? Si nous devons un jour trouver une alternative au pétrole, il faut dès maintenant investir dans les énergies vertes plutôt que de s’enfermer dans le dogme pétrolier. L’IRIS (l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques) a d’ailleurs conclu dans une étude que le Québec créerait 57 % plus d’emplois en investissant dans les énergies vertes plutôt que dans le secteur pétrolier[10].

Le paradoxe de la lutte aux changements climatique

Alors que le modèle norvégien est souvent cité en exemple de pays s’étant massivement enrichi en exploitant le pétrole dans les années 70, le contexte d’aujourd’hui est sans commune mesure. Les études scientifiques sur le réchauffement climatique sont beaucoup plus abouties et celles-ci nous somment de diminuer de façon draconienne l’émission de CO2 dans l’atmosphère. Selon, la réputée revue scientifique Nature, c’est 85 % des ressources pétrolières canadiennes connues dans le sol qui doivent rester enfouit si le Canada veut contribuer à éviter la catastrophe climatique mondiale[11]. Impossible donc, pour le Québec, d’ouvrir la porte aux pipelines tout en prétendant lutter efficacement contre les réchauffements climatiques, puisque ceux-ci visent inévitablement l’augmentation de l’extraction du pétrole.

Les pipelines ne sont pas sécuritaires

Je n’ai pas la prétention ici de démontrer que les pipelines sont plus dangereux que le transport par train ou par bateau. Tout transport de pétrole comporte des risques. Je me contenterai cependant de déconstruire l’idée reçue que les pipelines sont sécuritaires.

Jean-François Thibault affirmait dans son article Tirer profit d’Énergie Est que les pipelines sont sécuritaires[12]. Il explique comment les données de l’Office national de l’énergie (ONÉ) sur les ruptures de pipelines réglementés ne font état d’aucune rupture de pipelines de TransCanada ayant causé des déversements. Les déversements ne sont hélas pas la seule conséquence que peut causer une rupture. Regardons le plus récent incident relié à une rupture d’un gazoduc de TransCanada : une explosion qui est survenue en janvier 2014 au Manitoba et qui a creusé un cratère de 9 mètres de diamètre et de 3 mètres de profondeur[13].

Un plus grave incident est survenu en 2009 en Alberta, mettant en cause un gazoduc exploité par TransCanada, qui appartient à sa filiale, Nova Gas Transmission. Une explosion avec des flammes de 50 mètres de hauteur a rasé deux hectares de forêt en plein territoire de Premières Nations regroupant des maisons à proximité[14]. Cet incident a, à ce moment, passé sous le radar des médias. C’est seulement en 2014 que le rapport de l’ONÉ, pourtant finalisé en 2011, a été rendu public grâce à une demande de l’accès à l’information du réseau CBC. L’ONÉ avait alors invoqué une « erreur administrative » pour justifier pourquoi elle ne l’avait pas publié plus tôt. Le rapport incrimine TransCanada jugeant que l’incident aurait pu être évité puisqu’il était relié à un problème connu, qui aurait donc dû être pris en charge.

Toujours avec les données de l’ONÉ, en prenant en compte les ruptures avec déversements pour l’entièreté des pipelines, il se trouve qu’il y a eu 1,42 million de litres par déversement en moyenne depuis 1992 selon les mêmes données utilisées par M. Thibault[15].

Il faut rappeler que le « risque » est la probabilité multipliée par les inconvénients. Dans le contexte actuel, les inconvénients ne sont pas négligeables. Ce n’est pas moins de 641 cours d’eau au Québec qui seront traversés par le pipeline[16], dont 31 sont considérés « majeurs », comme le fleuve St-Laurent. dLe parcours du tuyau rencontrera également des secteurs susceptibles à des glissements de terrain et des sources d’eau potable. Si aucun déversement mettant en cause un pipeline de TransCanada n’a été répertorié depuis 1992, ce n’est pas un gage qu’il n’y en aura pas dans le futur, surtout que le risque sera logiquement augmenté puisqu’il y aura des milliers de kilomètres de pipeline supplémentaires. Également, afin d’être pompé par l’oléoduc, le pétrole des sables bitumineux transporté devra être dilué avec des produits toxiques, rendant les sites plus difficiles à décontaminer dans le cas de déversements.

Pour ce qui est de l’argument que les fuites pourront être détectées et prises en charge rapidement, une évaluation environnementale réalisée a soulevé le doute sur l’efficacité des systèmes de surveillance prévus par TransCanada[17]. Les firmes ayant réalisé l’étude estiment que des fuites de moins de 1,5 % du débit total (l’équivalent de 2,6 millions de litres par jour) échapperaient au système de surveillance et qu’il s’écoulerait potentiellement plusieurs semaines avant la découverte de la fuite. La technologie peut toujours s’améliorer, mais au rythme où le projet avance et considérant la complaisance manifeste du gouvernement fédéral et provincial vis-à-vis le processus d’approbation du projet, on peut s’attendre à un départ sur les chapeaux de roues.

Risques de marée noire

L’oléoduc acheminerait le pétrole à des terminaux maritimes dans l’Est du Canada. Même si la compagnie ne convoite plus Cacouna, TransCanada souhaite toujours établir un port pétrolier au Québec à des fins d’exportation. Les pétroliers passeraient par le fleuve St-Laurent et traverseraient le golfe du St-Laurent. Une étude qui a été réalisée alors, qu’elle prenait en considération que le port pétrolier serait établi à Cacouna estimait que 100 kilomètres de côtes du long de la rive sud du Saint-Laurent seraient souillés en à peine 5 jours[18]. Le nombre de pétroliers qui était estimé pour aller s’amarrer à Cacouna annuellement était de 175 dont chacun pourrait transporter jusqu’à 200 000 tonnes de pétrole brut. Bien que Cacouna ne soit plus une option, cela nous donne une idée des impacts d’une marée noire éventuelle. En matière d’exigences fédérales, le gouvernement requiert seulement des compagnies de pouvoir intervenir jusqu'à un déversement maximal de 10 000 tonnes par tranche de 72 heures[19]. L’étude explique également que la glaciation saisonnière d’une partie du fleuve et du golfe compliquerait encore plus la récupération du pétrole déversé, allant ainsi se « cacher » sous les glaces.

Sans débat de société, des superpétroliers ont commencé récemment à affluer à partir de Sorel-Tracy pour l’exportation du pétrole des sables bitumineux. La Société d'intervention maritime de l'Est du Canada (SIME) a fait un constat effarant : il y aurait seulement de 5 à 20 % des hydrocarbures déversés qui pourraient être récupérés dans l’eau[20]. Il y aurait encore, à ce jour, une méconnaissance de l’effet des produits des sables bitumineux sur les eaux et l’écosystème.

Comment ne pas évoquer également la complexité de la navigation sur le fleuve St-Laurent? Il s’agit d’un cours d’eau qui nécessite à certains endroits l’emploi de pilotes brevetés ayant l’expertise nécessaire pour assurer la sécurité et protéger les écosystèmes rencontrés.

Responsabilité des entreprises limitée

TransCanada soutient qu’en vertu de la réglementation canadienne, elle est « 100 pour cent responsable pour intervenir, nettoyer et restaurer le site en cas d’incident »[21]. Il est vrai qu’Ottawa a resserré en 2014 les règles entourant l’industrie des pipelines, obligeant les entreprises déclarées responsables d’une fuite à payer pour les dégâts peu importe les coûts[22]. Si l’entreprise n’est pas déclarée coupable d’une faute ou d’une négligence, la responsabilité financière est toutefois limitée à un milliard de dollars. Greenpeace estime cette mesure insuffisante, jugeant que la responsabilité d’entreprise est souvent difficile à prouver et que la décontamination serait en grande partie payée par l’État en cas d’accident, les dégâts pouvant atteindre jusqu’à 10 milliards de dollars[23].

Dans le cas le plus optimiste où les compagnies paient l’entièreté des travaux de décontamination et de récupération des fluides déversés, l’histoire nous montre qu’il n’est pas toujours possible de récupérer l’entièreté des polluants, causant ainsi des dommages immenses à la faune, à la flore et à la santé humaine. D’ailleurs, comment pourrions-nous nous faire « dédommager » en dollars de façon honnête pour la dégradation éventuelle de nos cours d’eau, lesquels constituent un de nos plus grands joyaux nationaux? Autant peut-on dire que « tout s’achète », autant peut-on répondre que la nature fait partie de ces choses que l’on ne peut recréer avec de l’argent.

En conclusion

Nous n’avons pas plusieurs « essais » : une seule catastrophe d’envergure et c'est terminé. Allons-nous vraiment laisser passer ce projet à courte vue, avec tous les risques qu’il comprend pour nous, mais aussi pour les générations futures, pour une simple poignée d’emplois et des retombées économiques anémiques?

[1] THIBAULT, Jean-François, L'après Cacouna. L'Heuristique, mai 2015, bit.ly/1GIEqGz

[2] THIBAULT, Jean-François, Prendre les devants. L'Heuristique, novembre 2014, bit.ly/1G9GhQ5

[3] http://eepl.tc/1GFv926

[4] http://eepl.tc/1piN0VP

[5] http://bit.ly/1MCGdgk p.20

[6] http://bit.ly/1Gn6cHe p.C.5

[7] http://bit.ly/1MV5vXT

[8] http://bit.ly/1FVcwU0

[9] http://bit.ly/1BcuLYu

[10] http://bit.ly/1cVjSOZ

[11] http://bit.ly/1fbnkGX

[12] THIBAULT, Jean-François, Tirer profit d'Énergie Est. L'Heuristique, janvier 2015, bit.ly/1QzO3Op

[13] http://bit.ly/1JP7uyF

[14] http://bit.ly/1brHBTe

[15] http://bit.ly/1QYZYQx

[16] http://bit.ly/1B6e8xi

[17] http://bit.ly/1BcuTar

[18] http://bit.ly/1wcnVP6

[19] http://bit.ly/1PtmByK

[20] http://bit.ly/1dFs5HC

[21] http://eepl.tc/1FXs3Tl

[22] http://bit.ly/1GopjAH

[23] http://bit.ly/1Qz8kDH