L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Message Volant

Juillet 2016 » Culture » Par Alexandre Roy, collaboration artistique

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 — Bien, asseyez-vous, Monsieur Lamy. Alors, j’ai survolé votre CV.  Comprenez-moi bien. Ça ne veut pas dire que je l’ai lu rapidement. Je l’ai survolé attentivement, avec lenteur. Pas comme l’aurait fait un avion de ligne qui néglige le paysage. Plus dans le style hélicoptère. Je vous parle d’un survol lent, contrôlé, ponctué de phases de surplace, de retours en arrière. Un survol minutieux qui m’a offert une vue d’ensemble détaillée sur votre curriculum vitae.

                Hermès Lamy, fortement intrigué par l’aura de mystère entourant son potentiel employeur, se réfugiait derrière un sourire figé – sourire de convenance plutôt sobre, sans exposition de dents. Sourire qui semblait vous dire : « Regardez bien ce sourire. Je le porte même en dormant, je suis né avec et je l’emporterai dans la tombe. Et n’escomptez pas le voir disparaître si vous osez me refuser le poste. »

— Je serai franc avec vous, Monsieur Lamy. J’ai une quinzaine d’entretiens d’embauche à mon agenda aujourd’hui. Mais regardez-moi faire.

                Il s’empara d’un carnet noir déjà ouvert et d’un Parker plaqué or après quoi il effectua une série de traits sur la page gauche. Il mettait, dans cette répétition de geste, une violence remarquable, prenait un plaisir sadique à mutiler le papier. Et l’encre luisait comme du sang noir.

— Annulé! Vous êtes notre homme. Et ce n’est pas tout. Vous commencez aujourd’hui. Pour être tout à fait franc, vous commencez maintenant. Vous toucherez douze mille dollars pour un vol de quinze minutes. Faites le calcul. Salaire horaire de quarante-huit mille dollars. J’espère que vous mesurez bien votre chance. Je vous prierais de bien vouloir me suivre. Je vous mène à l’avion. Comprenez-moi. Si je vous presse un peu, c’est qu’il risque d’y avoir de l’orage cet après-midi. Vous connaissez le ciel, Monsieur Lamy. C’est écrit dans votre CV que vous le connaissez. Les nuages convectifs propres aux orages ne sont pas tendres avec les petits avions comme celui que vous piloterez. Ils vous ballotent dans tous les sens. Vous subissez coup sur coup, sinon en simultané, l’assaut des courants ascendants, descendants et tourbillonnants. Et ce n’est pas bien long que vous vrillez en plongeant vers un hôpital. BAM! Gigantesque explosion. Des dizaines de morts, encore plus de blessés. Très cinématique tout ça, mais pas bon pour les affaires, vous saisissez. Pas bon pour l’image de la compagnie. Alors, ne perdons pas de temps. Vous venez?

                Hermès laissa l’employeur prendre les devants pour ensuite lui emboiter le pas. Décidément, quelque chose ne tournait pas rond chez ce type.

« Il est timbré. Je ne sais même pas pourquoi je le suis. Je devrais m’en aller. Mais il y a quand même les douze mille dollars à empocher. Sans compter que j’ai toujours aimé piloter. Et voilà qu’on me paie pour le faire! »

                Une fois dehors, Hermès découvrit l’aéroport. Il s’étonna que la piste circulaire soit si courte et en si mauvais état. Ses yeux se posèrent ensuite sur l’avion : vieux modèle style Cessna, mais pas tout à fait, qu’Hermès, malgré un diplôme technique en aéronautique, fut incapable d’identifier. Non, vraiment, tout cela sentait mauvais. Étaient visibles au loin quelques cheminées industrielles génératrices de fumée noire que le vent diffusait un peu partout sur la ville. Et encore plus loin, d’imposants nuages, d’authentiques cumulonimbus assiégeaient la ville.

— L’avion est là, précisa inutilement l’employeur. Vous avez pour vingt minutes de carburant, alors il faudra vous dépêcher. Vous connaissez la procédure, n’est-ce pas? Je me tiendrai ici avec la banderole. Vous devrez survoler la piste à basse altitude le temps que je parvienne à fixer le message à la queue de l’avion. J’agiterai ma perche comme ceci lorsque ce sera fait. Je ne vous le cacherai pas; la manœuvre comporte certains risques, mais vous êtes un professionnel, j’ai cru comprendre. Ensuite, vous effectuerez un tour de ville avant de vous poser ici même. Votre cachet vous attendra à votre retour. Veuillez prendre place, maintenant. À moins que vous n’ayez des questions. Ce serait franchement indélicat de votre part, mais je vous écoute.

                Hermès avait l’impression qu’un détail avait été omis.  Comme il y réfléchissait, une évidence le frappa.

— Monsieur, vous ne m’avez pas dit en quoi consiste le message sur la banderole.

— Mais c’est que vous n’avez pas à le savoir, Monsieur Lamy.

— Toute la ville pourra le contempler, et moi pas. C’est injuste, déplora Hermès avec une moue.

— C’est ainsi. Il est temps. Veuillez prendre place dans l’appareil.

                Une fois installé dans le cockpit, le pilote-messager s’empressa de se familiariser avec le tableau de bord de l’engin. Quelque chose clochait avec le manche directionnel situé beaucoup trop haut sur le panneau de commandes. Une odeur de grilled cheese moisi flottait dans la cabine. Le pare-brise aurait franchement bénéficié d’un bon nettoyage. Et ne parlons pas du siège. Vraiment, n’en parlons pas.

                Hermès activa le moteur, qui toussota un peu avant de vrombir en continu. Scrutant l’horizon à travers le pare-brise, le pilote constata une nette progression de la masse nuageuse, signe qu’il était plus que temps de décoller.

« Bon. Un petit compte à rebours, juste pour le plaisir. Dix, neuf, huit, sept… ah et puis c’est long! Deux, un, décollage! »

                Une minute plus tard, il survolait l’asphalte à basse altitude, comme convenu. Il était contraint d’incliner fortement son appareil afin de négocier le virage serré que lui imposait la courte circonférence de la piste. À plus d’une reprise, l’aile droite de l’aéronef se rapprocha dangereusement du sol. Comme il s’en rendait compte, Hermès supplia Ouranos que ce manège soit de courte durée. Il dut toutefois compléter une vingtaine de tours avant que l’employeur ne parvienne à (ou daigne) fixer la banderole à la queue du bolide.

« Bien, ce n’est pas trop tôt! Et avec tout ça, j’ai déjà brûlé pas mal d’essence. Je vais devoir écourter mon vol. Et je me fiche pas mal de ce qu’il en dira, lui en bas. Il n’avait qu’à fixer sa fichue banderole plus tôt. Et qu’il ne s’avise pas de diminuer mon cachet sous prétexte que blablabla ou ça va barder. »

                Sur une note plus légère, Hermès volait maintenant à une altitude moyenne de sept cents mètres, hauteur qu’il n’était pas autorisé à dépasser pour des raisons évidentes de lisibilité du message en cours de diffusion. À sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer, on se situe dans les basses couches de la troposphère. L’air y a de la contenance. Il est lourd, dense et par conséquent, il est turbulent. C’est pourquoi les avions de ligne préfèrent la tranquille (et ennuyeuse) stratosphère où, pour l’essentiel, il ne se passe rien. Même les couches supérieures présentent davantage d’intérêt. La mésosphère voit scintiller les aurores polaires, mourir les étoiles filantes; la thermosphère connaît des températures extrêmes, jusqu’à mille six cents degrés! Et l’exosphère… L’exosphère s’ouvre sur les mystères infinis du cosmos, rien de moins.

Hermès aurait souhaité profiter pleinement des trop brèves minutes prévues pour son vol, mais une vague inquiétude l’en empêchait, relative à la nature du message qu’il faisait planer au-dessus de la ville.

« Est-il moralement correct de livrer un message dont on ignore le contenu? Qui sait? Cette banderole fait peut-être la promotion d’un produit qui donne le cancer du pancréas. Peut-être suis-je en train d’insulter la mère de tout le monde ici-bas, sinon la mienne en exclusivité. Allons, je me fiche bien de ce qu’il m’a dit. Je fais ce que je veux. »

                Hermès détermina qu’en effectuant un virage brusque, il parviendrait sans doute à longer latéralement la banderole avant qu’elle n’ait pu suivre le mouvement. Une telle manœuvre présente toutefois une part non négligeable de risques, notamment celui de perdre le contrôle, de chavirer pour de bon et de piquer vers le sol à toute vitesse. À sept cents mètres d’altitude, la marge de manœuvre s’avère limitée lorsqu’une telle chose vous arrive. Et avec le mouvement de vrille qui accompagne généralement ces plongées, il devient pratiquement impossible de stabiliser l’appareil en perdition. Chaque tentative de redressement ne fait alors qu’ajouter du chaos à la trajectoire.

                Tant pis. Hermès inclina brusquement le volant, vit l’horizon basculer pareillement. Cette manœuvre lui donna l’impression de longer la paroi d’une falaise sans extrémités. Quelques rafales s’acharnèrent contre l’équilibre précaire qu’il s’efforçait de maintenir, mais l’expérience du pilote s’imposa. Il s’écoula une trentaine de secondes avant que ne paraisse, à travers la fenêtre latérale du cockpit, l’extrémité avant de la banderole et le tout premier mot du message.

Hermès…

                « Qu’est-ce que ça veut dire? » s’énerva Hermès.

Hermès est...

                « Hermès est quoi? Hermès est quoi? »

La suite du message ne se laisserait pas dévoiler si facilement. Ayant atteint son extension maximale, la corde entraîna la banderole hors du champ de vision d’Hermès qui dût accentuer l’inclinaison de l’avion pour capter les mots suivants :

Hermès est trop curieux…

                « Ta mère est trop curieuse! »

                Comme le message menaçait de se dérober pour de bon, le pilote coucha le manche au maximum de sa capacité. Accentuant son inflexion, l’avion dépassa les quarante-cinq degrés d’inclinaison. Hermès avait donc officiellement la tête en bas. Cette manœuvre audacieuse lui permit de lire ces quelques mots supplémentaires, la fin du message.

Hermès est trop curieux… Il en paiera le prix.

                                                       

Peu après, une foule de curieux s’amassait autour de la carcasse incandescente d’un monoplace qu’on venait de voir s’écraser sur un terrain vague. L’intensité des flammes ne laissait aucun doute quant au sort funeste du pilote.          

 
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