L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

O Outro Rio - L'Autre Rio

Janvier 2018 » Culture » Par Gabrielle Lebeau, contribution externe

Avec L'Autre Rio, présenté dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), Émilie B. Guérette en est à son cinquième film depuis que le cinéma s’est révélé à elle en 2011. Ce médium convient parfaitement à l'anthropologue de formation dont l’approche immersive est empreinte d’une grande émotivité.

Bien avant le cinéma, il y a douze ans, la jeune femme a aussi eu le coup de foudre pour le Brésil. Et tandis que Rio se préparait à recevoir les Jeux olympiques dès 2011, investissant un milliard de dollars américains pour la rénovation du Stade Maracanã et expropriant des centaines de personnes pour transformer le paysage urbain, Émilie a eu envie de prêter le micro aux exclus des célébrations. Les Jeux, qui doivent bénéficier à tous les Brésiliens en créant de l’emploi notamment, se révèlent une fausse promesse : les écoles sont fermées; les plus démunis ne peuvent plus travailler dans les rues car ils donneraient une mauvaise impression aux touristes; et après les Jeux, les problèmes financiers et de sécurité persistent.

Pour représenter une situation qui s’étend à des millions de Brésiliens, Émilie a choisi de s’incruster dans l’intimité d’une favela. L’IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatstica, institut brésilien de géographie et de statistique), un bâtiment fédéral en ruine désormais sous l’égide des narcotrafiquants et séparé du stade par un chemin de fer, illustre avec acuité les inégalités sociales qui divisent les deux mondes.

Ayant préalablement fait accepter son projet par le chef des trafiquants de la favela, obtenant du coup sa protection, l’équipe de tournage a pénétré le quotidien d’une centaine de familles de l’IBGE : des orphelins, des illettrés, d’anciens condamnés, des pères et des mères de famille qui s’entraident et luttent pour offrir à leur progéniture une enfance meilleure que la leur, dans ce logement où les fusillades ne sont pas rares.

« Pour ceux qui n’ont rien, [l’IBGE] c’est beaucoup. »

Lorsqu’Émilie demande à une jeune femme de lui parler de son enfance, celle-ci se met à rire : « Peux-tu couper cette partie? ». Puis, sérieusement, les larmes aux yeux, elle répond : « Non ». « Mes enfants ont la liberté. J’ai un peu de liberté. La seule chose qui me bloque, c’est mon enfance. »

Si la cinéaste avait eu l’intention, dès le départ, de donner la parole aux femmes en cette société patriarcale et machiste, elle s’adapte à la réalité du tournage. Les hommes sont ouverts aux entrevues directes on-cam, mais moins au cinéma direct de leur quotidien. Question de dignité, d’orgueil? Peur de représailles en lien au trafic de drogues? Les femmes, quant à elles, apprécient le regard de la caméra par-dessus leur nuque, tout autant que celui des passants qu’elles croisent dans la rue, et qui s’exclament : « Elle est dans un film! » À travers la lentille, elles sourient, affirment leur dignité malgré la réalité.

Les plans, typiques du cinéma direct, sont filmés à hauteur d’œil. Par-dessus l’épaule des personnages, des arrière-plans flous défilent, empreints d’un mouvement constant, baignant dans l’éclairage naturel et un brouhaha perpétuel : les cris et les rires d’enfants de la favela, des aboiements de chiens, la télévision brésilienne comme trame sonore.

Le Stade Maracanã, où les applaudissements et les cris grondent comme une provocation, est filmé depuis le toit de l’IBGE ou à travers des écrans de télévision brouillés. Avant, le stade appartenait à tous les Brésiliens. Un billet de foot se vendait 1 R $; maintenant, il faut payer 200 R $. « Je ne regarde pas vraiment le foot. C’est injuste. Un joueur tire un but et gagne des millions de dollars », remarque un vieillard. Autour de lui, les hommes nettoient toute leur vie pour presque rien. « Les seuls Brésiliens qui se trouvent au stade travaillent », précise un jeune homme de l’IBGE, le regard grave. Dans sa chambre, les mots de l’annonceur trouvent un triste écho : « Bonsoir Brésil! Bonsoir Rio! La meilleure place dans le monde! »

Dans l’IBGE, la télévision est une fenêtre sur ce monde inaccessible, duquel un énorme fossé d’incompréhension les sépare. Une jeune mère de famille, au téléphone avec son amie, réfléchit à un moyen de faire quelques sous en vendant des gâteaux dans les rues. Pendant ce temps, à l’écran, un prêtre proclame que tout dans la vie a une raison, et qu’il en est ainsi de la pauvreté : « laziness is responsible for poverty ».

La scène finale, un ralenti sur la plage de Rio où courent les enfants en riant, baigne dans une douce lumière blanche. En arrière-plan, des montagnes floues. Sur la lentille de la caméra, des éclaboussures d’eau salée. Une scène qui raconte la résilience de ces femmes et ces hommes, et leur capacité à savourer le bonheur malgré tout : « We always smile at the world, even when the world is difficult ».

Cette superbe scène doit une part de sa magie à la chanson Samba Demolição de Paulo Bottas, compositeur musical du film. Elle peut être téléchargée sur son site : www.pbottas.com

Après que le grand écran se soit éteint, Émilie confie, les yeux humides : « C’est difficile pour moi d’être ici avec mes beaux vêtements devant des gens qui ont tout. » Même si elle n’a rien garanti aux habitants de l’IBGE, la réalisatrice souhaite que son documentaire devienne un outil politique.

Merci, Émilie, pour ce film qui nous amène à reconnaître notre situation privilégiée et à questionner le rôle que nous pourrions jouer au sein des injustices que tu dénonces.

Bande-annonce du film : vimeo.com/235172268