L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Le Canada en guerre, pour quoi?

Novembre 2014 » Opinions » Par Pierre-Alexandre Guillemette, étudiant de maîtrise

En septembre dernier, 157 élus du parlement canadien ont voté pour une augmentation des effectifs militaires en Irak afin de combattre l'État islamique en Irak et au Levant (ISIL). Le Canada déploiera donc 69 conseillers militaires et enverra 6 chasseurs-bombardiers CF-18 au combat pour mener des frappes contre le groupe armé durant l’opération IMPACT. Toutefois, le manque de stratégie cohérente risque de mener le Canada en guerre pour une longue période, et ce, sans objectifs précis. En effet, aucun objectif politique post-ISIL n’a été émis tant par l’administration Obama que par notre premier ministre Stephen Harper pour justifier cette guerre.

Tout d’abord, l’objectif de réduire ISIL en cendres n’est pas en soi un objectif stratégique concret, car ISIL est le résultat d’une situation géopolitique incendiaire menée par les différentes puissances mondiales et régionales. L’apparition de l'État islamique en Irak et au Levant alors qu’Al-Qaeda semblait être sur le point d’être défaite en est un exemple flagrant. Détruire l'État islamique n’annoncera pas la mort de l’islamisme politique radical et les tendances djihadistes mondiales; l'État islamique n’étant que le résultat de la propagande et des jeux géopolitiques de l’Arabie Saoudite ainsi que du financement du Qatar et des autres pays du Golfe. L’objectif de détruire l'État islamique par un bombardement aérien n’est pas une solution ou une finalité. Il s’agit d’au plus, de ne pas laisser un contrôle territorial total aux groupes armés. Si l’on veut réellement endiguer l’obscurantisme, il faudra tôt ou tard s’attaquer aux sources du problème : les pays qui les financent; les bombes ne régleront rien sur ce front. Le Canada, les États-Unis et l’Europe doivent faire pression sur les états obscurantistes tels que l’Arabie Saoudite, où l’on décapite toujours les criminels, comme ISIL le fait. Pourtant, nous ne bombardons pas ces pays qui n’ont pas plus d’égard envers les droits de la personne que le nouveau groupe terroriste désigné par Ottawa. Ce sont ces pays qui sont à la source du financement et de l’idéologie radicale obscurantiste. Sans action directe sur ces pays, l’islamisme radical et le djihadisme international ne mourront pas. Le Canada mènera donc une guerre coûteuse sans fin aux erreurs géopolitiques des puissances régionales locales.

Il y a ensuite le bourbier syrien, un conflit auquel les États-Unis et le Canada n’ont aucune solution. Pourtant, chaque attaque sur l'État islamique en Irak et au Levant à un impact important dans la guerre civile qui s’y joue. Que faire du président syrien, Bashar Al-Assad? N’oublions pas que la Syrie abrite la seule base militaire russe sur la Méditerranée et que, pour l’Iran, le régime est un allié indéfectible. Une action contre le gouvernement de Bashar Al-Assad est donc une attaque contre les positions stratégiques iraniennes et russes. Entrer en conflit contre le gouvernement syrien est donc une menace pour le Canada sur le plan international. Toutefois, si l’Occident considère Bashar Al-Assad comme un allié dans la lutte contre l'État islamique, il ira à l’encontre des intérêts régionaux de ses alliés dont certains sont dans l’OTAN. Par exemple, les Turques qui, au moment d’écrire ces lignes, n’acceptent toujours pas de participer dans la coalition internationale. En effet, les forces turques observent présentement les Kurdes, qui, dans les dernières décennies, ont épaulé le PKK (un groupe séparatiste kurdo-turc), se faire massacrer par ISIL. Pour l’administration turque, l’ISIL n’est pas plus pire que les forces kurdes et elle exige une stratégie qui délogera Bashar Al-Assad. Il ne faut pas oublier que c’est d’ailleurs la Turquie, membre de l’OTAN, qui a permis aux djihadistes d’accéder au territoire syrien sans restrictions. Le bourbier syrien doit donc être considéré sur le plan stratégique; chose qui n’a pas été abordée de manière sérieuse lors du débat à la Chambre des communes. Sans une solution en Syrie, l’ISIL ne peut pas être complètement éliminé.

Troisièmement, il y a l’Irak, le gâchis américain, qui laisse entrevoir ce qui se passera en Afghanistan une fois que les troupes occidentales l’auront quitté. Nous y avons envoyé 69 conseillers militaires au service d’une armée et d’un gouvernement irakien qui utilise son pouvoir pour augmenter les divisions sectaires du pays. Le pouvoir irakien a politisé les forces armées irakiennes et utilise actuellement des milices chiites irakiennes qui n’ont rien à envier à l'État islamique en Irak et au Levant. D’ailleurs, ces milices et le gouvernement sont en réalité dans la sphère d’influence iranienne ennemi juré du gouvernement conservateur de Stephen Harper. Quels sont donc les objectifs stratégiques du Canada à défendre un régime politique au service du régime des ayatollahs iraniens? Quelle stratégie le Canada déploie-t-il pour limiter l’influence iranienne en Irak, si ce n’est que de créer des forces kurdes qui menaceront plus tard la stabilité régionale par leurs désirs d’émancipation refoulés depuis des décennies? L’implication canadienne ne s’appuie donc pas sur une stratégie géopolitique bien établie en Irak. Autrement, elle tenterait de protéger ses alliés, telle que la Turquie, et limiterait l’influence de l’Iran du même coup.

Le Canada vient donc de se mettre à frapper dans un nid de guêpes, sans même penser aux considérations stratégiques futures. Sans minimiser la nécessité d’une action contre l'État islamique en Irak et au Levant, l’engloutissement des fonds publics dans une telle campagne nécessite bien plus de réflexion. Une intervention militaire, bien que nécessaire, ne permettra pas à la coalition internationale d’atteindre ses objectifs. Pour y arriver, il faut définir les objectifs stratégiques à atteindre pour être en mesure de trouver une solution globale aux troubles issus du printemps arabe. Les monarchies et dictatures de la région doivent être mises en cause, tout comme le développement socio-économique de la région. Les états du monde doivent s'asseoir et tenter de trouver un dénouement aux affrontements sectaires au Moyen-Orient, s’attarder aux droits de la personne et à l’éducation en plus de s’attaquer aux problèmes économiques qui font trembler cette partie du monde. C’est seulement avec une telle stratégie qu’il sera possible d’utiliser les moyens militaires avec efficacité. Le Canada aurait dû exiger de tels engagements de la part de la communauté internationale au lieu d’entrer, de nouveau, dans une guerre sans réels objectifs sur le plan politique.