L'Heuristique: Journal des étudiants de l'ÉTS

Internet : le gouvernement veut une boule de cristal

Septembre 2011 » Opinions » Par Félix Cloutier, étudiant de génie logiciel, directeur du JETS

Sauf si vous vivez dans une grotte (ou que vous êtes un étudiant du CÉGEP du Vieux-Montréal interviewé par Guy Nantel), vous savez que Stephen Harper a été élu majoritaire le 4 mai dernier. Cependant, si vous avez plus ou moins suivi la campagne ou que vous ne vous êtes pas intéressé à sa plate-forme électorale, vous ne savez probablement pas qu’il avait annoncé vouloir faire passer une loi omnibus autour de la sécurité et de la criminalité.

Jusqu’ici, tout va bien. Après tout, qui aime le crime, et qui n’aime pas la sécurité ? (Si vous aimez le crime et pas la sécurité, ne répondez pas.) Sauf que les choses se compliquent un peu lorsqu’on observe ce qui sera proposé. Une loi omnibus est une loi qui rassemble plusieurs “plus petites lois” en une seule proposition, soit parce qu’elles sont logiquement reliées, ou pour simplifier les débats (dans un grand texte, les plus petites idées ont moins de chances d’être sujettes à la discussion). Or, dans le cas présent, une des petites idées est la suivante: le grouvernement veut pouvoir obliger les fournisseurs d’accès à Internet à révéler votre identité sans mandat, et veut pouvoir les empêcher de vous indiquer qu’ils l’ont fait.

Mon identité sur Internet?

Lorsque vous naviguez sur Internet, généralement, les sites que vous fréquentez ne connaissent pas votre identité (sauf si vous vous y connectez avec Facebook ou un service semblable, mais c’est une bien autre histoire). Ils ont cependant une façon de vous « identifier anonymement » : votre adresse IP. Cette adresse est en fait composée d’une série de chiffres, et une seule personne ou un seul foyer n’y est associée à un moment donné, même si cette adresse seule ne permet pas d’indiquer qui. Votre fournisseur d’accès Internet vous attribue une telle adresse, et par conséquent, lui sait qui se cache derrière cette série de chiffres autrement anonyme.
Présentement, si une agence gouvernementale (comme la police) veut vous retrouver par votre adresse IP, elle doit commencer par obtenir un mandat d’un juge pour obliger votre fournisseur d’accès à vous identifier, et votre fournisseur d’accès peut normalement vous prévenir de la situation. Visiblement, cette situation ne plait pas aux conservateurs.

Sans mandat, sans prévenir

La loi proposée inclura l’idée de la loi C-52, présentée à la dernière session parlementaire, mais qui n’a pas passé. Cette loi aurait permis aux agences gouvernementales de permettre jusqu’à 5% de leur personnel à forcer les fournisseurs d’accès à Internet à révéler l’identité derrière une adresse IP canadienne, sans avoir à obtenir de mandat. De plus, il aurait été permis à ces agences d’obliger les fournisseurs à ne pas révéler aux personnes identifiées ce qui leur est arrivé.

Ce texte est particulièrement dérangeant, surtout connaissant la position des agences canadiennes sur la sécurité et le crime en ligne. Il y a quelques années, la Gendarmerie a annoncé publiquement qu’elle en avait marre d’écouter les majors et labels se plaindre du piratage et les invitait à réévaluer les chiffres qu’ils annonçaient parce qu’ils sonnaient surévalués. L’ancien ministre conservateur de la sécurité publique, Stockwell Day, avait annoncé durant son mandat de 2006 à 2008 que la police ne voulait aucune forme de pouvoirs supplémentaires pour l’obtention d’informations sur l’identité en ligne des citoyens sans mandat.

Qu’est-ce qui a changé ? Si seulement je le savais.

Internet est comme un endroit physique

Je comprends qu’il est difficile de faire des lois pour Internet. Après tout, le cyberespace est une véritable terra icognita qui est sortie de nulle part pour devenir massivement accessible dans les années 1990. Il y a de plus en plus de débats internationaux sur la législation d’Internet: il y a quelques semaines à peine, le Sarkozy préféré des français criait au G8 qu’Internet « n’est pas un univers parallèle où les règles du nôtre n’existent pas ». Nous pouvons diamétralement opposer ce discours à celui de John Perry Barlow, de l’Electronic Frontier Foundation, en 1996, qui avait une vision plus utopique des nouveaux médias:

Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us.

Bref, après une quinzaine d’années d’usage, il s’avère que personne ne sait encore vraiment comment ça marche. Et c’est normal de vouloir y mettre un peu d’ordre si on est un gouvernement.

Mais le gouvernement y va un peu fort

Cependant, il me semble que l’approche proposée par les Conservateurs dépasse les limites de l’acceptable. Je veux bien que le gouvernement puisse m’identifier s’il y a une bonne raison de le faire, et je suis même d’accord à ce que mon fournisseur d’accès ne m’en prévienne pas pour laisser la police monter un dossier sur moi. Cependant, je m’attendrais à ce qu’il ait été strictement établi qu’il y a des bonnes chances que je sois dangereux; et ça, c’est ce à quoi un mandat sert. Si une cour décide que ça vaut la peine de m’espionner, c’est probablement dans l’intérêt public (nonobstant toute théorie du complot). Mais ce que le gouvernement propose, c’est que n’importe quel 5% de n’importe quelle agence puisse faire ça, sans mandat aucun. Et ça, ça me dérange beaucoup.

C’est un pouvoir dont il serait tellement facile d’abuser que je me trouve très mal à l’idée d’y penser. Si quelqu’un poste des commentaires négatifs sur mon blog et que je connais quelqu’un au gouvernement, je peux l’identifier sans qu’il le sache ? Foutaise. Sans moi, s’il-vous-plaît.

Heureusement pour ma conscience, je ne suis pas seul à m’opposer à cette loi. Le groupe Open Media, qui surveille de proche la politique de notre grand pays en matière d’électronique, a mis en place une pétition qu’il vous est possible de signer en ligne (un message sera expédié à Harper, son ministre de la Justice Nicholson, et son ministre de la sécurité publique Toews). Si les idées qui m’irritent gratouillent également votre sens de la démocratie, rendez-vous à l’adresse openmedia.ca/fr/ArretezLEspionnage pour signer, envoyez un message à votre député, faites passez à votre famille, etc.