Le prix à payer
« Comment les paradis fiscaux saignent lentement la classe moyenne »
Le Journal a eu la chance d’assister à l’avant-première médiatique du documentaire Le Prix à payer, inspiré du livre de Brigitte Alepin « La crise fiscale qui vient » paru en 2010. Acclamé par la critique en France, sa sortie en salles au Québec en mars dernier a fait l’objet de nombreux reportages. Retour sur ce documentaire choc :
Alors que la majorité des états européens et occidentaux font face à une vague sans précédent de compressions budgétaires, une question légitime est fréquemment soulevée : la réduction des dépenses étatiques est-elle le seul ou même le meilleur moyen de renflouer les coffres des gouvernements? Alors que le poids des impôts des entreprises dans les revenus gouvernementaux diminue sans cesse (étant par exemple passé de 15 % en 1965 au Canada à moins de 9,5 % en 20121) et que, inversement, le poids des impôts des particuliers a augmenté de plus de 50 % depuis 19652, les gouvernements peinent à équilibrer leurs budgets et se tournent vers les coupes dans les dépenses pour tenter de le faire. Les citoyennes et citoyens sont donc doublement perdants : ils contribuent de plus en plus aux revenus gouvernementaux alors qu’ils reçoivent de moins en moins de services en échange de leurs contributions.
La réduction du poids des recettes fiscales provenant des impôts sur les profits des sociétés est essentiellement due à deux sources : la réduction des taux d’imposition (étant passés de 41 % en 1960 à 15 % en 2012 au niveau fédéral3), mais aussi des tactiques d’évitement fiscal, couramment appelées « optimisation fiscale ». C’est spécifiquement à quoi s’attaque ce documentaire.
De façon générale, le documentaire présente la mutation de l’État-nation et de l’État-providence en État-compétiteur à travers le prisme des systèmes fiscaux. Les états, dans une économie de plus en plus mondialisée, se font désormais une guerre ouverte fiscale à coup de baisses d’impôts, de dérégulations et de laisser-aller au bénéfice unique des entreprises qui les menacent de toutes part de déménager leurs capitaux ailleurs s’ils ne cèdent pas. Le réalisateur jette aussi une lumière sur le danger que représentent les paradis fiscaux pour la démocratie et, plus largement, pour le pacte social établit sous l’instauration du capitalisme. Pour que les entreprises puissent embrasser le modèle capitaliste, elles doivent en échange verser une partie des profits générés à l’aide des ressources collectives utilisées pour tenter de minimiser les problèmes inhérents au modèle. Ce pacte a été durement négocié par des années de combats citoyens au tournant du 20e siècle et est maintenant mis en danger par les actions de certains gouvernements voyous.
Plus spécifiquement, le documentaire débute par un tour historique de l’apparition des paradis fiscaux provenant majoritairement du morcelage du royaume britannique, perçus par les grands rentiers et rentières britanniques comme une opportunité d’influencer les nouveaux gouvernements à établir des règles fiscales évasives et peu contraignantes. Dès que ces règles molles et opaques furent établies dans une poignée de pays nouvellement souverains, la boîte de Pandore était ouverte. Rapidement, le combat ouvert entre ces états s’est transporté dans plusieurs autres pays et un glissement vers le modèle de l’État-compétiteur s’est mis en branle.
S’enchaîne ensuite une série de témoignages de professionnelles et de professionnels anciennement employés au sommet des chaînes alimentaires bancaires faisant état des technicalités et des effets entourant cet univers offshore qui, comme l’illustre un des experts, ne peut être accessible en autobus ou en avion. Cette « non-existence » permet aux plus grands rentiers et rentières du monde de n’être citoyens d’aucun pays et donc de ne payer aucun impôt. Ainsi, 15 % du patrimoine mondial, soit 32 000 milliards de dollars, se retrouve à l’abris complet des systèmes fiscaux étatiques, les privant de recettes considérables. Le documentaire s’attarde aussi sur le cas de GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), ces géants de l’ère numérique ayant les leviers financiers nécessaires à la volatilisation d’énormes parts de capital dans des outils financiers offshore tout en utilisant massivement les infrastructures payées à mêmes les impôts des contribuables.
Du côté du contenu, les documentaristes n’offrent aucune grande révélation comme d’autres documentaires chocs. Ils mettent plutôt l’emphase sur l’éducation populaire avec un format et une construction permettant d’éviter d’entrer dans le conspirationnisme, les attaques et les accusations infondées. Étayé par de nombreux témoignages de hauts placés de la finance, d’extraits de commissions parlementaires, d’expertises pointues, le documentaire nous présente un fil argumentaire cohérent, conscis et précis sur les objectifs à atteindre afin de limiter les dommages liés à l’érosion de l’impôt sur les sociétés. Destiné à un large public, les initiés au problème ne seront pas catastrophés par les révélations qui font déjà consensus au sein d’un large groupe d’économistes contemporains.
Ultimement, les citoyennes et citoyens de notre génération risquent d’assister au dévoilement décomplexé du vrai pouvoir mondial. D’une part, si les gouvernements arrivent à contraindre efficacement et diligemment les entreprises au système d’imposition et à leur réadhésion au pacte social, nous pourrons affirmer que la démocratie et la justice a remporté. Cependant, chaque jour, chaque semaine, chaque mois nous séparant d’un tel renouveau du contrat social valide la puissance et l’influence que les grands rentiers et rentières exercent sur l’ordre mondial et nous éloigne de plus en plus d’une solution viable, acceptable, mais surtout pacifique. Avec l’atteinte du niveau d’inégalité prévalant avant la révolution française, personne ne peut prévoir comment les populations réagiront à la dégradation du modèle social et à leur chute dans les bas-fonds économiques et politiques.
Le Prix à payer n’était projeté que jusqu’au 23 avril, mais un autre documentaire abordant le sujet des finances modiales, Inside Job, sera présenté à l’ÉTS le 5 juin prochain. Ce dernier fera lui aussi l’objet d’un article de la part de L’Heuristique.
1 http://goo.gl/7ETsV2
2 http://goo.gl/FQa8DF
3 http://goo.gl/t4fH78